Circuit Canadien 2024-2025
18 October 2024Anthony Diao Judoka depuis 1986 et ceinture noire depuis 1995, ce journaliste français né aux Etats-Unis a grandi à cheval sur trois continents. Titulaire d’une Maîtrise en Droit international, il écrit en français, en anglais ou en espagnol pour différents supports depuis 2003 (sport, culture, société, environnement), dont le bimestriel français L’Esprit du judo auquel il collabore depuis février 2006 et son n°2. Auteur de reportages en immersion d’Afrique du Sud en Pologne en passant par Cuba, la Russie, l’Ukraine en guerre ou la Slovénie, il a aussi été le sparring et l’interprète d’Ilias Iliadis lors de son premier séminaire à l’Insep de Paris, le portraitiste au long cours de judokas anonymes comme de figures incontournables (Ezio Gamba, Jeon Ki-young, Ronaldo Veitía…), et a suivi quotidiennement de 2013 à 2016 des athlètes comme Antoine Valois-Fortier ou Kayla Harrison dans le cadre d’un feuilleton intitulé la World Judo Academy. Sa ligne directrice ? Traiter les champions olympiques et les ceintures blanches avec un respect identique – « accorder à chacun la même attention que si j’écrivais à propos de mon père ou de ma mère »
« Dis, ChatGPT, quel pourrait être l’impact de l’intelligence artificielle d’ici 2050 sur le judo, en tant que sport de compétition mais aussi s’agissant de l’organisation de sa pratique quotidienne dans les clubs et les fédérations ? » Posée à l’agent conversationnel emblématique de l’émergence, fin 2022, de l’intelligence artificielle générative, le prompt obtient en quatre secondes chrono une réponse en sept paragraphes synthétiques, concluant sur le haut potentiel de transformation du judo en une pratique « plus efficace, accessible et équitable. »
Les sept entrées trouvées sont les suivantes : « entraînement personnalisé » ; « analyse des adversaires » ; « sécurité et prévention des blessures » ; « arbitrage automatisé » ; « gestion des clubs et des compétitions » ; « accessibilité et inclusion » ; « communauté et engagement ». Ces sept entrées dessinent un spectre complet englobant des outils multiples : capteurs, caméras, données biométriques, algorithmes, coaching virtuel, plateformes communautaires… Autant de termes qui, depuis l’irruption à l’automne 2022 du Chat Generative Pre-trained Transformer (GPT) d’OpenAI, deviennent chaque jour plus présents dans le vocabulaire globish quotidien, au même titre que ceux dont l’occurrence sur les moteurs de recherche a explosé ces dernières années : deep learning, machine learning, big data, IA génératives, etc. « Les innovations apparaissent à un rythme si élevé qu’il nous faudrait faire un point tous les six mois sur ce sujet » annonce dès janvier 2024 Vivien Brunel, polytechnicien troisième dan et docteur en sciences, dans l’une de ses chroniques pour le bimestriel français L’Esprit du judo.
Qu’est-ce que l’IA ? Le terme IA, popularisé en 2001 par le film éponyme de Steven Spielberg, est aujourd’hui sur toutes les lèvres chez cette part de l’humanité qui a accès au numérique – selon un rapport de l’Union internationale des télécommunications, la branche des Nations unies spécialisée pour les technologies, 2,6 milliards de personnes n’avaient pas accès à Internet en 2023, soit 33 % des habitants de la planète ; a contrario, 67 % de la population mondiale, soit 5,4 milliards de personnes, sont désormais en ligne.
Que recouvrent ces deux termes, exactement ? Un très complet article signé William Audureau dans le quotidien français Le Monde en fait la synthèse le 20 avril 2024 : « Il s’agit d’un champ spécifique multidisciplinaire, à la croisée de l’informatique, des mathématiques, de la psychologie cognitive ou encore de la linguistique. Il vise à reproduire certaines compétences humaines comme le raisonnement, la planification ou la résolution de problèmes, grâce à des algorithmes informatiques. L’expression ‘intelligence artificielle’ a été introduite en 1956, en référence aux travaux du philosophe positiviste français Hippolyte Taine. En 1870, dans De l’intelligence, celui-ci comparait l’intelligence humaine à une ‘machine’ dont les pionniers de l’IA espéraient modéliser et reproduire le mécanisme. » Toutefois, poursuit dans le même article Karine Deschinkel, enseignante-chercheuse en informatique à l’université de Franche-Comté, « on ne devrait pas dire intelligence car cela a été programmé. C’est un algorithme, presque comme une recette de cuisine, un ensemble de calculs mathématiques qui permet d’apprendre à la machine à exécuter des tâches habituellement dévolues aux humains. » Et l’article d’énumérer par la suite différents champs d’application dans nos vies quotidiennes peu à peu infusées par cet outil tentaculaire à la puissance de calcul exponentielle : moteurs de recherche, formules de politesse prédictives suggérées dans nos courriels, publicités ciblées, traduction automatisées, chatbots, prévisions météorologiques, animation des centres d’appels téléphoniques, analyse de profils pour le recrutement, prédiction du trafic routier, analyse d’images médicales, gestion des inventaires, rédaction automatisée de brèves journalistiques, voitures autonomes, thermostats intelligents, objets connectés, robots industriels, industrie pharmaceutique, analyse des résultats d’imagerie médicale, etc. Sur ce dernier point, Le Monde insère une observation éclairante de Laure Abensur Vuillaume, spécialiste en médecine d’urgence au CHR Metz-Thionville : « C’est une sorte de clignotant, de warning. L’IA ne fait pas mieux que le médecin mais le couple IA-médecin fait mieux que le médecin seul. »
Ukraine-Gaza : un laboratoire à ciel ouvert. Concernant les conflits qui ensanglantent la planète en ce premier quart de XXIe siècle, l’IA est aussi en train d’en devenir un enjeu-clé. Lire à cet égard la très solide étude livrée en septembre 2024 pour le compte de l’Institut français des relations internationales (Ifri) par Amélie Férey et Laure de Roucy-Rochegonde, respectivement coordinatrice du Laboratoire de recherche sur la défense de l’Ifri et responsable du Centre géopolitique des technologies de l’Ifri. Intitulée De l’Ukraine à Gaza : l’Intelligence artificielle en guerre, l’étude cite notamment +972, un journal d’investigation israélo-palestinien, qui a récemment « décrit le fonctionnement de deux autres logiciels, Lavender et Where’s daddy?. Lavender mesure le taux de probabilité qu’a un Gazaoui de faire partie d’une organisation armée, en comparant ses schémas de communication (changement régulier de numéro de téléphone, contacts avec des numéros affiliés à ces organisations, etc.) à ceux de membres avérés du Hamas ou du Djihad islamique. Where’s daddy?, quant à lui, localise les personnes ciblées lorsqu’elles rentrent à leur domicile puis alerte les officiers de leur présence dans les bâtiments identifiés pour que ces derniers puissent faire feu, et ce malgré la présence de civils. » Des perspectives scientifiquement stimulantes mais humainement glaçantes compte-tenu de la marge d’erreur inévitable à ce stade de perfectibilité des avancées technologiques et du coût humain qui peut en résulter.
Battre Garry Kasparov. Quid de l’IA appliquée au monde du sport, et en particulier dans la partie émergée de l’iceberg que constitue le sport de compétition ? La minutie avec laquelle sont préparées chaque échéance par les grandes nations ne peut que faire les yeux doux à une telle évolution – cf. la masterclass tour après tour de l’Afrique du Sud de Jacques Nienaber et Rassie Erasmus lors de la Coupe du monde 2023 de rugby, l’équipe poussant le souci du détail jusqu’à préparer son quart de finale face aux hôtes français en plaçant d’énormes amplis au bord de leur terrain d’entraînement pour habituer les joueurs à l’accueil hostile et assourdissant du Stade de France quelques jours plus tard… Dans son article précité, William Audureau rappelle que « l’économiste américain Herbert Simon (1916-2001) prophétisait que la machine battrait l’humain aux échecs avant 1967 » mais qu’il a finalement fallu attendre trente ans de plus, soit l’année 1997 et « la démocratisation de microprocesseurs bien plus puissants, pour qu’un algorithme, Deep Blue, batte le grand maître de renommée mondiale Garry Kasparov. » À dire vrai, les champs d’application sont considérables. Arbitrage, analyse statistique et technico-tactique, planification des séances et des saisons, prévention des blessures… Lorsqu’il s’agit d’aller chercher le petit pourcentage qui change tout, les leviers potentiels sont infinis – voir à ce propos le minutieux travail d’analyse de Geir Jordet, chercheur en psychologie du football à l’École norvégienne des sciences du sport, connu pour décortiquer image par image le langage corporel des joueurs lors des séances de tirs aux penalties pour en comprendre la dimension mentale et les ressorts cachés.
Éventail des possibles. Aux États-Unis, le livre Moneyball de Michael Lewis (2003) puis son adaptation cinématographique Le Stratège de Bennett Miller (2011) ont beaucoup contribué à donner du crédit à une approche statistique du sport professionnel – le baseball, ici. Le hockey sur glace ou le basket-ball ont aussi un temps d’avance sur ce terrain, comme l’illustre le titre NBA des Toronto Raptors en 2019, dont l’assise s’est construite dès la draft 2016 sur un ambitieux et novateur partenariat avec IBM autour de la data – voir encore l’effet Stephen Curry aux Golden State Warriors, les extraordinaires statistiques au tir à trois points du meneur californien ayant chamboulé durablement les schémas offensifs de toute une génération. Data aussi en France où le Toulouse Football Club du président Damien Comolli a entièrement refondu son système de recrutement en s’appuyant sur ces données-là pour favoriser de meilleures prises de décision, stratégies et programmation des séances. Toujours en football, des outils de mesures statistiques sont déjà insérés dans les protège-tibias tandis que les retransmissions télévisées regorgent d’un nombre croissant d’animations virtuelles, d’expected goals et de distances parcourues mesurées en temps réel pour chaque joueur. En rugby, les protège-dents permettent d’enregistrer des données. En VTT, l’IA se glisse déjà dans le réglage en amont des suspensions avant et arrière des vélos. En voile, dans le système d’auto-pilotage et dans l’optimisation des trajectoires en fonction des prévisions météorologiques. En athlétisme, il est possible de caler son rythme de course sur celui d’une silhouette virtuelle projetée sur un mur attenant à l’exacte vitesse souhaitée. Dans chacun de ces sports, les bracelets connectés arrivent doucement mais sûrement sur le marché… Quatre ans après la délicate période du confinement et du report des Jeux olympiques et paralympiques de Tokyo qui avaient causé tant de dégâts et réveillé tant d’insécurités intérieures chez les sportifs de haut niveau peu habitués à tant d’incertitudes dans leur calendrier habituellement si minuté, l’éventail des possibles s’étend même jusqu’au très intime domaine de la santé mentale. Dans Le Monde daté du 6 août 2024, Hélène Pagesy écrit par exemple que « sur le site communautaire Reddit, plusieurs utilisateurs chantent ainsi les louanges de Therapist et de Psychologist, des robots ‘serviables’, ‘compatissants’ et qui donnent ‘l’impression de parler à un vrai thérapeute, mais un bon et raisonnable’ […], également disponibles 24 heures sur 24 et gratuits, ce qui peut être un avantage lorsque l’on est ‘fauché’. »
Expérience spectateur. La révolution touche aussi les abords du terrain et même des stades, ainsi que l’illustre cet automne en France la polémique liée à la pérennisation des équipements de vidéosurveillance algorithmique mis en place pendant les Jeux olympiques et paralympiques. En mars 2024, l’économiste du sport Maxence Franceschi détaille sur le réseau X (ex-Twitter) l’utilisation pionnière des Parallel Ads par le club de football allemand du Bayer Leverkusen. « Il s’agit d’une technologie qui permet de diffuser des publicités sur les LED de bords de terrain différentes selon le flux télévisé. Cela permet d’avoir un affichage pour le marché domestique, un affichage pour les détenteurs de droits sur le marché asiatique, etc. Le tout se fait au moment du traitement de l’image et sans changer l’expérience des spectateurs au stade. Il est ainsi possible de vendre ces espaces plusieurs fois et plus cher en proposant des publicités plus ciblées et adaptées aux différents marchés. » Entre le 24 juillet et le 11 août 2024, le quotidien français L’Équipe a également innové dans sa couverture des Jeux olympiques en proposant Les JO en 2 minutes chrono, un podcast quotidien de deux minutes rappelant le programme de la journée, le tableau des médailles et les faits marquants de la veille. Sa particularité ? Il était « entièrement généré par intelligence artificielle à partir des contenus de L’Équipe ». Quant aux matches truqués, ils n’ont qu’à bien se tenir : l’IA est en passe de devenir un tamis qu’il sera de plus en plus compliqué de traverser… Steve Austin, le premier homme bionique incarné par Lee Majors dans L’Homme qui valait trois milliards (The Six Million Dollar Man en VO), ou Joi, la petite amie holographique de Ryan Gosling dans Blade Runner 2049 du Canadien Denis Villeneuve, ne sont peut-être plus si lointains qu’il n’y paraissait en 1973 et 2017, années respectives des sorties de la série et du film.
L’œil du maquignon. Et le judo, donc ? En tant que sport de compétition, la discipline part de loin. Les spectateurs présents en tribunes au Grand Chelem de Paris 2018 se souviennent de ce geste d’humeur du Japonais Hirotaka Okada. Éphémère arbitre remarqué et remarquable sur le circuit international, le médaillé olympique 1992 et double champion du monde 1987 et 1991 en -78 puis en -86 kg enlève ce jour-là très ostensiblement son oreillette au cours d’un combat tendu dont il est l’arbitre principal. Aux consignes dictées par la table centrale, il acte par ce geste de défi et d’indépendance préférer s’en remettre à son propre œil du maquignon. Comme le tennisman John McEnroe de la grande époque qui justifiait ses légendaires accès de colère par un imparable « j’ai suffisamment tapé de balles dans ma vie pour savoir si elles retombent bonnes ou pas », le Japonais marque ce faisant comme le chant du cygne d’un judo à l’ancienne, où le jugement né de la pratique et de l’expérience prime encore sur le paravent technologique en passe de devenir la norme depuis. Quoique… Aux Jeux olympiques 2024, le Français Joan-Benjamin Gaba valide de longs mois d’intuitions têtues de la part d’une partie du staff français à son égard – Baptiste Leroy et Frédérique Jossinet notamment, en coordination avec les fameuses « Forces spéciales » de Stéphane Frémont et Richard Melillo où Gaba et d’autres s’étaient aguerris depuis le confinement. Longtemps accusé en off par l’entourage de ses rivaux nationaux directs d’être « protégé » en dépit de nombreuses éliminations prématurées dans les premiers tours des compétitions où il était engagé, le -73 kg a su « fermer des bouches » aux moments où les mots comptent triple : champion de France en novembre, médaillé de bronze aux championnats d’Europe en avril, médaillé d’argent individuel et décisif pour la conquête de l’or par équipes mixtes aux Jeux olympiques en juillet. Difficile pour ChatGPT de prédire cette soudaine capacité à performer le jour J. Mais des entraîneurs, eux, l’avaient senti.
Pousser le curseur. Pour autant, dans l’éternelle querelle opposant depuis des siècles les Anciens et les Modernes, force est de constater que l’IA est déjà bien plus qu’un frémissement. En Italie, Emidio Centracchio, frère aîné de Maria, médaillée olympique des -63 kg à Tokyo, a beaucoup communiqué en 2023 sur le lancement de sa plateforme payante JudoData, qui pousse le curseur un cran plus loin que les incontournables JudoInside du Néerlandais Hans Van Essen et son petit frère JudoBase, le bras armé statistique de la Fédération internationale de judo, tous deux déjà béton sur les dates, les face-à-face et même les news s’agissant du premier cité. Avec l’aide de l’IA, l’ancien -81 kg italien parvient à aller jusqu’à détailler et classifier les types de techniques employées sur chaque combat. En France, l’ancien champion du monde junior des -60 kg et double médaillé européen senior des -66 kg David Larose est depuis 2022 analyste de la performance de haut niveau au sein de la Fédération française de judo. « Avec l’explosion de l’IA dans tous les secteurs, les possibilités dans le domaine de l’analyse vidéo évoluent considérablement, déclare en juillet 2024 sur le site fédéral le successeur du jeune retraité Thierry Loison. L’intelligence artificielle permet d’automatiser une partie de l’analyse, d’identifier des schémas et des tendances de manière plus précise et rapide, ouvrant ainsi de nouvelles perspectives pour optimiser la performance des athlètes. L’analyse vidéo couplée à l’IA devient ainsi un outil essentiel pour rester compétitif sur la scène internationale. » Au Japon, les championnats du monde 2019 avaient été l’occasion d’expérimenter des ralentis à 360° tandis que, trois ans plus tard, les champions olympiques Shohei Ono et Aaron Wolf se prêtèrent de bonne grâce à une expérience en 3D menée dans le cadre du programme vidéo Volumetric de Canon, une technologie virevoltante permettant de filmer un combat depuis le sommet du crâne jusqu’au dessous de la plante des pieds des combattants. Un avant-goût de ce que pourraient être les retransmissions télévisées du futur.
Un immense champ d’action. Pour reprendre la pensée en arborescence proposée par ChatGPT en amorce du présent article, les besoins spécifiques au judo que pourraient combler l’IA sont donc nombreux. Ils peuvent être classés en plusieurs familles. Pour les compétiteurs, l’IA pourrait être un plus en matière de programmation, de personnalisation et d’optimisation de l’entraînement en tenant compte de leur technique, de leur forme du moment et de leurs stratégies de combat. À l’autre bout du spectre, l’IA peut, lorsqu’elle est couplée à l’analyse vidéo comme l’explique David Larose ci-dessus, permettre d’étudier au plus près les caractéristiques des adversaires : droitier ou gaucher, gros cardio, temps forts, temps faibles, dangereux en liaison debout-sol, moins vigilant sur les reprises de garde, etc. Sur le plan médical, l’IA peut permettre de mieux prévenir les blessures en analysant les données biométriques et en anticipant les cycles de forme et les coups de mou. Au plan arbitral – éternelle antienne depuis près d’un quart de siècle et le toujours controversé Douillet-Shinohara en finale des JO de Sydney ! -, il y a une vraie marge de progression pour rendre par exemple plus juste d’un tapis à l’autre la distribution des shidos voire, qui sait, repérer les blessures simulées ou les combats arrangés qui, un jour que chacun espère le plus lointain possible, pourraient empoisonner l’écosystème judo si d’aventure les paris en ligne et les enjeux diplomatiques venaient à se multiplier… Du côté du judo du quotidien, bien des clubs voire des fédérations ne seraient pas contre un coup de main algorithmique lors des périodes de réadhésion de juin et septembre, soit pour structurer les modalités de paiement, soit pour répartir les créneaux horaires en fonction des classes d’âge par exemple, sans compter l’animation des communautés virtuelles de judokas pour s’échanger les informations du moment… Sans aller jusqu’à totalement remplacer la figure tutélaire de l’enseignant, l’IA pourrait aussi avoir son mot à dire pour les populations ayant des besoins spécifiques ou étant momentanément éloignées du dojo. Interrogé en amont des Jeux paralympiques de Paris sur les moyens de prévenir la triche en parajudo, l’orthoptiste Vivien Vasseur, coordinateur du centre d’investigation clinique à l’hôpital Fondation Rotschild à Paris, confirmait ainsi l’utilité à venir de l’IA pour permettre de valider ou non un test oculaire.
Préférer le I d’Intelligence au A d’Artificielle. Gare cependant à ne pas se laisser aveugler par le tout technologique. Lors de l’épreuve par équipes mixtes des Jeux olympiques 2024, l’intervention de la roulette numérique (qui, en cas d’égalité à trois victoires partout, détermine une catégorie de poids appelée à combattre une seconde fois pour départager les deux équipes) a fait grincer des dents à au moins deux reprises. D’abord lors du très serré 1/8e de finale Espagne-Japon où la roulette désigna, de toutes les catégories possibles, celle la plus favorable au Japon – ou la plus défavorable à l’Espagne, c’est selon –, qui l’emporta. Rebelote en finale où le même Japon, opposé cette fois à l’hôte français dans une finale hitchcockienne, vit cette fois désignée la catégorie de la légende tricolore Teddy Riner pour clore victorieusement les débats. Dans les deux cas, de nombreux commentaires, en particulier venus des nations battues, crièrent aux dés pipés. Une pente regrettable et glissante qui ne doit cependant pas être prise à la légère sous peine de contagion. Si un protocole manuel à l’ancienne permet d’écarter pour de bon ce doute-là, le judo aurait tort de s’en priver.
L’autre bémol est celui du facteur humain. Alerté il y a quelques années des non-sélections à répétition d’un international français et du sentiment d’injustice qui en résultait chez lui au vu de ses bons résultats par ailleurs, je découvris, en creusant un peu, que l’intéressé n’était pas un modèle d’assiduité ni de ponctualité à l’entraînement – ce qu’il se gardait bien de mettre en avant -, et que son maintien en sélection posait donc un problème de cohérence et de cohésion d’ensemble au staff de l’époque. Une donnée importante que l’IA, elle, n’est pas (encore) configurée pour intégrer. L’article amorcé en resta au stade du brouillon et c’était bien mieux ainsi.
Au commencement. Dans une courte capsule diffusée à l’automne 2023 sur la chaîne franco-allemande Arte à l’occasion de la parution de son essai 21 leçons pour le XXIe siècle, l’historien israélien Yuval Noah Harari délimite ce qui, selon lui, constitue les trois grands problèmes contemporains, à savoir la guerre nucléaire, le changement climatique et les perturbations technologiques, et s’inquiéte au passage de voir « les questions éthiques transférées des philosophes aux ingénieurs ».
Face au fantasme de judoka augmenté, mi-homme de Vitruve, mi-Hal 3000 dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick, un article écrit à la sulfateuse en février 2024, bourré de chiffres et de points d’exclamation, par l’extrêmement pointu Thibault Prévost pour l’exigeant site français Arrêt sur images, se charge de nous remettre les pieds sur terre en rappelant le coût écologique exorbitant de cette révolution qui n’en est pas une pour tout le monde. « Le cloud est une superstructure ‘carbonivore’, dixit l’anthropologue Steven Gonzalez Montserrate, qui repose sur un processus absurde : pour se refroidir, elle brûle du carbone (40 % de l’électricité consommée par un data center y passe). Ce carbone rejette du CO2 dans l’atmosphère, ce qui contribue à l’élévation globale des températures… et rend la climatisation toujours plus indispensable. […] Comme le dit un adage de cybersécurité, ‘there is no cloud, it’s just someone else’s computer’ [‘Il n’y a pas de cloud, c’est juste l’ordinateur de quelqu’un d’autre’] : le nuage magique de données n’existe pas ; il n’y a que les hangars monstrueux de Data Center Alley, leurs kilomètres de fibre optique, leur bourdonnement inhumain.»
L’IA doit-elle s’ajouter au bilan carbone déjà considérable d’un circuit international fréquemment en surchauffe qui, hormis lors du confinement de 2020 et de l’éruption du volcan islandais de l’Eyjafjöll en 2010, n’a que très rarement été contraint de lever le pied sur sa consommation collective en énergies fossiles ? Récemment interviewé sur ce qu’il pensait de l’Union européenne après les tempêtes traversées par son pays au moment où il en était le ministre des Finances, l’économiste grec Yanis Varoufakis sourit en citant ce que disait en son temps le Mahatma Gandhi de l’apport de la civilisation britannique en Inde : « Ça aurait pu être une bonne idée. »
Il y aura donc sans doute un temps d’excitation et d’apprivoisement mutuel entre le judo et l’IA. Une aide à la décision. Un accompagnement au changement. Un temps aussi pour s’interroger sur le sens et la finalité de cet outil rapporté aux intentions fondatrices de Jigoro Kano. Un temps enfin pour un pas de côté. Une prise de recul. Un questionnement. D’où part et où va fondamentalement tout ça ? Se souvenir qu’au commencement était un dojo. Un tatami. Un professeur. Des élèves. Et hadjimé. – Anthony Diao.