Planification de la relève – pour l’avenir de votre organisation
29 December 2016Le dojo est fermé et j’ai besoin d’un plan B
29 December 2018Anthony Diao Judoka depuis 1986 et ceinture noire depuis 1995, ce journaliste français né aux Etats-Unis a grandi à cheval sur trois continents. Titulaire d’une Maîtrise en Droit international, il écrit en français, en anglais ou en espagnol pour différents supports depuis 2003 (sport, culture, société, environnement), dont le bimestriel français L’Esprit du judo auquel il collabore depuis février 2006 et son n°2. Auteur de reportages en immersion d’Afrique du Sud en Pologne en passant par Cuba, la Russie, l’Ukraine en guerre ou la Slovénie, il a aussi été le sparring et l’interprète d’Ilias Iliadis lors de son premier séminaire à l’Insep de Paris, le portraitiste au long cours de judokas anonymes comme de figures incontournables (Ezio Gamba, Jeon Ki-young, Ronaldo Veitía…), et a suivi quotidiennement de 2013 à 2016 des athlètes comme Antoine Valois-Fortier ou Kayla Harrison dans le cadre d’un feuilleton intitulé la World Judo Academy. Sa ligne directrice ? Traiter les champions olympiques et les ceintures blanches avec un respect identique – « accorder à chacun la même attention que si j’écrivais à propos de mon père ou de ma mère »
En ce printemps de pandémie où nombre d’acteurs du monde sportif s’interrogent
sur le sens voire parfois la vanité de l’engagement d’une vie, retour sur le parcours
de l’un des champions les plus respectés ayant jamais foulé un tatami. Un homme
entré en judo comme d’autres entrent en religion et qui, une fois sa première
carrière achevée, a poursuivi sa quête en devenant un entraîneur habité par une
idée sans cesse plus noble de sa discipline.
Une trajectoire shakespearienne, semblable aux deux versants d’une même montagne.
Côté soleil levant, voici un judoka-né devenu quasi invincible, héros d’une nation et
d’une génération. Côté soleil couchant, le même, changé en homme différent au fil de
deuils personnels et de rares mais douloureux échecs. Depuis une décennie, cet exégète
de Jigoro Kano – avec un degré d’exigence inédit à ce niveau de palmarès, de notoriété
et, aujourd’hui, de responsabilité -, élève des combattants dignes et des champions
exemplaires, allant parfois jusqu’à les révéler à eux-mêmes dans leur simple et entière
humanité. Avec, chevillée au corps, cette foi lumineuse propre aux esprits décidés, que
même la pluie semble incapable de parvenir un jour à mouiller.
« Perdre, c’est mourir. Gagner, c’est se donner le droit de vivre et de combattre encore un
jour de plus. » Kosei Inoue voit le jour le 15 mai 1978 au sud du Japon, île de Kyushu,
province de Miyazaki – presqu’un nom de destin animé. Licencié dès ses cinq ans au
Dojo Seijukan, la pureté de ses intentions et sa quête obsessionnelle du geste juste en
font, partout où il œuvre – car c’est bien d’œuvre qu’il s’agit ici, celle d’une vie au service
de quelque chose de bien plus grand que lui -, non pas un judoka parmi des millions
mais bien le chaînon manquant entre le Bushido des textes et ce monde contemporain
dont le culte de l’immédiateté l’indiffère. « Être dans le vent, une ambition de feuille
morte » : daté de 1976, le cinglant haïku du métaphysicien français Gustave Thibon
semble avoir été écrit pour lui.
I. Racines carrées
Kosei Inoue première époque, c’est d’abord la puissance silencieuse et la précision
géométrique d’une faux. La journée de compétition-type du moine-soldat formé à ses
débuts par maître Harakawa est presqu’immuable. Ranger méticuleusement sa chambre
comme d’autres partent au front. Saluer, saisir, déplacer. Pivoter, monter en l’air, se
relever. Sans un bruit, sans un cri – sauf lors de ses triomphes à Birmingham, Sydney ou
au Zen Nihon, trois Graals personnels en trois ans ponctués d’une juvénile et légitime
exubérance. Debout tel un roi dans l’arène, la tête dodeline d’abord, un pli soucieux au
front comme pour s’excuser d’avoir fait si court, si bref, si vite. Sa veste est tirée à quatre
épingles, immaculée. Puis le port redevient altier, le regard droit, tendu vers un horizon
aussi lointain qu’intérieur. Derrière lui, une succession d’Uke éphémères, corps aplatis, à
plat dos et à plate couture. Il les attend le temps qu’il faut pour les saluer avec lenteur,
presque contrit de s’être trouvé sur leur chemin.
Les millenials l’ont sans doute oublié. En ce temps-là le leader charismatique du judo
mondial n’est pas le plus de 100 kg David Douillet, pourtant double champion olympique
et quadruple champion du monde, ni même la moins de 48 kg Ryoko Tamura-Tani, quasi
intraitable depuis près d’une décennie, mais bien ce hiératique moins de 100 kg-là, à qui
la détermination pouponne, la pomme d’Adam apparente et les paupières cabossées
donnent de faux airs du Nelson Mandela d’avant les procès de Rivonia. Une marge
« onoesque », une aura d’astronaute, la rareté d’un tableau de maître. Champion
olympique 2000, triple champion du monde 1999, 2001 et 2003, sans compter d’épiques
championnats d’Asie et autres Zen Nihon remportés sous une pression patriotique folle.
Tout judoka rêve du ippon parfait. Lui aspire à bien plus noble : devenir Kosei Inoue.
« Je me souviens de la première fois où je l’ai vu, confie Maarten Arens, champion
d’Europe 1995 des -81 kg et entraîneur national néerlandais depuis 2005. C’était à
l’Université de Tokai, en 1994. Il avait seize ans et, déjà, sur le tapis, tu ne voyais que lui. »
Une sorte d’éléphant dans le salon, alors scolarisé au lycée privé Sagami et élevé au bon
grain des légendaires Kazukata Hayashida, Nobuyuki Sato et Yasuhiro Yamashita. Déjà
ses uchi-mata, o-uchi et o-soto-gari font place nette quel que soit l’âge et le pedigree du
gars en face. Et tant pis si ce sera finalement Keiji Suzuki, protégé d’Hitoshi Saito et de
Koichi Iwabuchi à l’Université de Kokushikan, son cadet de deux ans aux ashi-waza
encore plus précocement dégrossis, qui prendra le titre mondial junior 1998 – soit l’an 1
avant l’avènement de Kosei. « Nous avons souvent parlé de la puissance d’Ilias Iliadis, se
remémore l’expérimenté entraîneur français Thierry Dibert, alors qu’au fond c’est avant
tout un mec qui place parfaitement son bassin. À l’inverse, la perfection technique d’Inoue
a souvent été louée. Or, à la base, c’est d’abord un mec aux qualités physiques
exceptionnelles. T’en as vu beaucoup concasser des armoires comme Nicolas Gill, Ghislain
Lemaire ou Stéphane Traineau comme il le faisait ? »
Cette carrière augurale a été abondamment documentée, DVDisée, YouTubisée. S’il
fallait n’en garder que trois images, la première serait datée d’un 21 septembre 2000 de
tempête d’équinoxe à Sydney, avec cet uchi-mata lunaire en finale des Jeux olympiques.
Un tokui waza explosif hérité de son policier de père, précédé de deux judicieuses
amorces en o-uchi gari face à un rival encore tout étourdi, le pourtant-pas-né-de-la-
dernière-pluie Nicolas Gill. Ce jour-là, le plus titré des judokas montréalais sera
l’officieux « champion olympique du reste du monde » selon Louis Jani, l’instructeur de
l’équipe canadienne cité par l’Ottawa Sun du lendemain et repris par Claude Gagnon
dans L’Homme aux mille mouvements, sa biographie parue en 2017. Le porte-drapeau
des Jeux d’Athènes est d’ailleurs suffisamment en paix avec lui-même pour, vingt ans
plus tard, s’amuser de demeurer à jamais et pour beaucoup « l’homme aux deux jambes à
l’envers » du poster le plus punaisé dans les dojos de ce début de XXIe siècle.
Sur le podium de Sydney comme à Birmingham un an plus tôt, il y eut aussi cette photo
encadrée de maman Inoue, disparue d’une embolie cérébrale le 21 juin 1999 à l’âge de
cinquante-et-un ans. C’est la deuxième image forte de ces années de règne. Elle dit tout
de la corrélation soudaine entre cette amputation intime et le crescendo qualitatif
exponentiel du judo et de la consistance de celui qui aurait tout aussi bien pu ne
demeurer qu’une étoile filante de plus, dans l’ombre de son frère aîné Tomokazu, venu
au judo après lui, vainqueur de la Coupe Kano en janvier 1999 et qui sera même
champion d’Asie des moins de 100 kg en 2001… La troisième image qui reste de ces
quatre saisons hors sol est plus fugitive. C’est celle de la moue pensive qu’affichera le
phénomène tout en haut du podium d’Osaka le 11 septembre 2003, à la fois comblé par
sa troisième couronne mondiale d’affilée en moins de 100 kg mais aussi un poil frustré.
Deux ans plus tôt, il était devenu le plus jeune judoka à boucler le triptyque titre
mondial-titre olympique-Zen Nihon. Malgré ce haut fait d’arme, le Comité de sélection
nippon ne céda pas à son vœu cannibale et jusqu’au-boutiste de tenter le doublé trois
jours après en toutes catégories. Keiji Suzuki, son alter-ego de toujours, son ami mais
aussi sa doublure de luxe, qu’il avait affronté deux fois au printemps pour une victoire
chacun, justifiera le choix fédéral en s’adjugeant le titre en question.
Sur le toit du monde à vingt-cinq ans, la chute du prodige n’en sera que plus brutale.
Heureusement, rendu enclin à l’introspection par les épreuves personnelles, il saura
aussi en tirer les leçons pour sa vie suivante… L’année 2004 marque en effet le début
d’une olympiade entière sous le signe d’une mélancolie sourde et tenace. En avril, Keiji
Suzuki le bat au Zen Nihon, confirmant la première semonce envoyée un an plus tôt lors
du championnat du Japon par catégories de poids. Nul n’a beau être prophète en son
pays, c’est toute une flamme que fait vaciller le souffle de cet aller-retour sur les deux
joues du natif de Miyakonojo. Moins au clair quant à ses objectifs – gagner et gagner
encore, oui, mais pour quoi faire ? -, en proie au doute sur des micro-réglages de son
judo, le perfectionniste gamberge depuis un moment même si son masque impassible ne
montre rien. Porte-drapeau de l’équipe japonaise lors de la cérémonie d’ouverture des
JO d’Athènes, il s’incline deux fois, et nettement, face au Néerlandais Elco van der Geest
puis, démobilisé, face à l’Azerbaïdjanais Movlud Miraliyev, sous le regard impuissant de
son entraîneur Osako Akinobu. Depuis son avènement planétaire de 1999, le Japonais
n’avait posé les omoplates à terre à l’international qu’une seule fois, en mars 2001, sur
un péché d’orgueil et face tout de même à l’ancien champion du monde et olympique
hongrois Antal Kovacs, lors d’un Europe-Asie par équipes auquel ses entraîneurs ne
souhaitaient pas initialement l’engager.
Tout a été écrit ou presque sur les raisons du fiasco grec. Genou fragile, manque
d’agressivité, attitude plus défensive que conquérante due à son triple statut de tenant
du titre, d’homme à abattre et de porte-drapeau d’une équipe nippone pourtant à son
zénith – dix médailles dont huit titres pour quatorze engagés, soit la moitié des seize
médailles d’or du sport nippon sur l’ensemble de ces Jeux… Moins connue est
l’hypothèse surréaliste qu’il confia aux Britanniques de Fighting Films dans The Samurai,
le troisième et dernier DVD du coffret que les vidéastes lui consacrèrent en 2009. Un
authentique nœud au cerveau qui prêterait presqu’à sourire s’il n’émanait d’un colosse
aussi sincèrement meurtri, qui vécut cette journée du 20 août comme la plus grande
honte de toute sa vie. « En voyant mon nom en haut à gauche du tableau, j’ai compris que
si je gagnais tous mes combats, j’allais rester en judogi bleu pendant tout le tournoi. En
principe il faut avoir dans son sac le judogi bleu et le judogi blanc. Le dilemme pour moi
c’est que mettre le judogi blanc dans mon sac, c’était admettre l’éventualité d’avoir à le
porter, et donc de perdre un combat. » Le battement d’aile d’un papillon au Brésil peut-il
provoquer une tornade au Texas ? Si même des théoriciens scientifiques ont un jour
formulé la question, l’explication du dilemme tétanisant n’est sans doute pas à écarter.
Intérieur nuit. Nombreux sont les champions qui puisent leur capacité à se hisser au-
dessus du commun de leurs contemporains dans une faille matricielle qu’il leur aura
fallu combler. Cette faille prend malheureusement souvent la forme d’un deuil, ancien ou
récent. Celui d’un père, pour l’Espagnol Sherazadishvili, champion du monde 2018 des
moins de 90 kg, ou la Française Buchard, double médaillée mondiale 2014 et 2018 des
moins de 48 puis des moins de 52 kg. Celui d’une enfance volée, pour l’Américaine
Harrison, championne du monde 2010 et double championne olympique 2012 et 2016
des moins de 78 kg. D’un compagnon d’armes, pour le Tchèque Krpalek, champion
olympique 2016 et champion du monde 2014 et 2019 des moins puis des plus de 100
kg, ou d’un entraîneur, pour la Portugaise Monteiro et ses dix-neuf médailles olympique,
mondiales et continentales… Pour Kosei Inoue, qui n’avait que vingt-et-un an lors de la
disparition d’une mère dont il était très proche, le chemin de croix post-Athènes va
connaître deux crans supplémentaires dans le tourment. Au plan physique, tout d’abord.
Une déchirure du pectoral droit en finale de la Coupe Kano, un triste 9 janvier 2005 face
au Biélorusse Rybak, d’abord – un combat qu’il remportera malgré tout, à l’orgueil
encore, sur un o-uchi gari ken-ken en pêchant sous le menton, mais qui lui coûtera un an
et demi d’absence. Au plan affectif, ensuite, avec la disparition brutale, le 16 juin 2005 à
trente-deux ans, de son autre frère aîné. Une épreuve terrible, proche du non-retour.
« Avant cela, j’adressais une petite prière aux dieux avant de monter sur un tapis, déclara-
t-il un an plus tard au bimestriel français L’Esprit du judo. Aujourd’hui c’est fini. À ses
obsèques, je me suis dit ‘plus de dieux’… » Comment remonter une pente devenue si
abrupte ? Dans le même entretien, Kosei Inoue cite une phrase de Yamashita Sensei : « le
problème n’est pas de vivre, mais comment on vit ».
En 2007, son retour triomphal au Tournoi de Paris fera long feu. Le challenge
chevaleresque de performer en plus de 100 kg pour effacer l’affront d’Athènes a bien
confirmé qu’il était de la trempe de cet « homme extraordinaire » dont le groupe français
Les Innocents chante depuis 1992 qu’il « tourne sur un monde solitaire » et qu’il
« approche un autre siècle ». Ce 12 février-là, un état d’esprit limpide permet à l’homme à
la longue parka Mizuno bleu roi d’écarter notamment sur sa seule aura une pointure
comme le triple champion du monde russe Mikhaylin – peut-être le combat
international le plus abouti tactiquement de l’ensemble de sa carrière – puis de
remonter un waza-ari de retard en finale sur le Biélorusse Rybak, vainqueur
opportuniste en demie d’un prometteur Français de dix-sept ans nommé Teddy Riner…
Mais le soufflé retombe vite. Le revenant s’incline aux championnats du Japon en avril,
puis aux mondiaux de Rio en septembre. Choix éditorial peu banal, la victoire contre lui
du jeune Riner au deuxième tour fut un tel séisme que le quotidien français L’Équipe
consacra sa quatrième de couverture au récit de ce seul exploit, bouclant même,
décalage horaire oblige, avant la fin de la journée de compétition.
En décembre de la même année, lors de la finale de la Coupe Kano, Kosei Inoue s’incline
à nouveau, d’un shido, cette fois face à l’étoile montante Satoshi Ishii. Le 10 février 2008,
la défense de son titre parisien est donc loin de se présenter comme une formalité. Ayant
épousé trois semaines plus tôt la mannequin et blogueuse Aki Higashihara, Kosei Inoue
est poussif à la garde comme dans ses entrées de mouvements. Il balbutie son judo mais,
au métier, donne le change jusqu’en demies où, pour la seconde et dernière fois de leur
carrière, le nouveau champion du monde Teddy Riner se présente face à lui. Onze
années, vingt centimètres et une bonne dizaine de kilos séparent alors les deux hommes.
Au golden score, un contre du Goliath français met fin au choc le plus attendu de ce
début d’année olympique. L’impact est annoncé koka. Cette marque, qui n’en aurait
peut-être pas été une ailleurs qu’à Bercy, assomme le roi déchu autant qu’il libère le
potentiel du surdoué tricolore. Teddy Riner vient de s’offrir un bail de six années de
triomphes non-stop avec le public de Bercy. Croisé en solitaire dans les couloirs
souterrains du POPB reliant la salle au tapis d’échauffement, Kosei Inoue, lui, est secoué
d’irrépressibles hoquets de larmes. Inconsolable, il semble soudain avoir mille ans. Son
rêve immense de laver l’honneur perdu à Athènes par une victoire à Pékin dans la
catégorie reine des plus 100 kg a vécu. Deux mois plus tard au Zen Nihon,
l’immobilisation qu’il subit face au solide Yohei Takai scelle le destin de sa première vie.
Comme son aîné le triple champion olympique Nomura, le tatami a tranché et les deux
légendes doivent se résoudre à en rester là de leurs absolus olympiques respectifs.
Pour le poids lourd, cette petite mort sera de courte durée. Comme l’écrivait Albert
Camus, il est de cette race d’hommes qui a appris à « saluer la vie jusque dans la
souffrance » et a intériorisé les préceptes de Marc-Aurèle : « Que la force me soit donnée
de supporter ce qui ne peut être changé et le courage de changer ce qui peut l’être, mais
aussi la sagesse de distinguer l’un de l’autre ». Kosei Inoue est dans l’année de ses trente
printemps. Le judo lui a tout donné et il en a fait de même en retour, sans calculer et
sans regrets autres que celui des rares médailles qui lui auront manqué. En esthète
attentif aux lois de l’équilibre et de la symétrie appliquées à l’échelle de la globalité
d’une existence, tout converge et va bientôt prendre sens. Les années d’échauffement
sont à présent terminées. Symboliquement, il en est souvent ainsi : c’est au moment de
descendre du tapis qu’un judoka entre pour de bon dans le dojo de la vie.
II. Un tronc qui s’élève
« Les montagnes et les rivières peuvent être déplacées, mais pas la nature de l’homme » dit
un prêtre portugais tourmenté, exilé au Japon du XVIIe siècle dans le film Silence de
Martin Scorsese. Comme nombre de champions nippons avant et après lui, le néo-
retraité va d’abord prendre du champ avant de revenir armé. Apprendre son métier loin
de là où il l’exercera, mais au cœur de cultures lointaines dont il importe de s’imprégner
pour mieux les comprendre voire, qui sait, entamer un dialogue durable. Outre la visée
ouvertement évangélisatrice de la démarche dans la continuité de celle d’un Jigoro Kano,
il s’agit ici d’élargir et d’affiner une grille de lecture de l’activité. S’assurer de la pureté de
ses sentiments à son égard, aussi. Et prendre du recul sur sa propre identité, celle d’un
habitant d’un pays de cent soixante-dix millions d’âmes pour dix-sept pour cent de
terres habitables, pour qui l’Autre est à placer sur un piédestal sous peine de finir seul –
une hantise en cet archipel où tout est affaire de groupes et de cercles inclusifs et
exclusifs. Un pays où, du lanceur de javelot Kōji Murofushi à la tenniswoman Naomi
Osaka en passant par les judokas Mashu Baker, Aaron Wolf ou Christa Deguchi, la
thématique des sportifs métis (hāfu) montre que les temps changent doucement mais
sûrement.
D’une île à l’autre, c’est en Grande-Bretagne que l’apprenant posera ses zooris, envoyé
par son Comité national olympique et le ministère de l’Éducation. D’abord en Écosse, où
il passera six mois au Centre national de Ratho près d’Edimbourg, et où Euan Burton,
Sam Ingram et les bons vivants locaux conservent de joyeux souvenirs de cet expatrié
pas comme les autres, puis en Angleterre, au Budokwai de Londres, où ses douze mois
auront là aussi durablement marqué les résidents de l’institution de Gilston Road.
« J’avais beaucoup voyagé jusqu’alors mais, arrivé à l’âge de trente ans, j’ai réalisé que je
ne connaissais pas vraiment le monde » admet-il un jour en entretien. « J’ai pu apprendre
un peu d’anglais et découvrir d’autres façons d’enseigner notre discipline tout en mesurant
la portée de celle-ci dans ces pays. »
Pour éviter le syndrome d’imposture qui frappe parfois les champions passés trop vite
du tatami à la chaise de coach, la montée en compétence de Kosei Inoue va se faire
progressivement. Et le baptême du feu sera du genre… mémorable. En 2009 aux
mondiaux de Rotterdam, il est en effet de la cuite collective que l’équipe nippone s’inflige
le 30 août au soir, zigzaguant en pleine rue avec tout le groupe, comme pour se terminer
après la débâcle historique de la semaine – deux médailles et aucun titre pour sept
masculins engagés. Il fallait ça pour se parler et, peut-être, s’écouter. Un an plus tard à
Tokyo, l’histoire est toute autre. La sono crache sept jours durant le tube ‘Medalist’ de
Takeshi Tsuruno mais, sur le tapis, le temple shinto est remis au centre du village. Deux
engagés nippons par catégorie, quatre pour l’épreuve Open. Vingt-trois médailles
féminines et masculins au total, le titre en moins de 100 pour Takamasa Anai – dont un
de-ashi-barai en quatre secondes en quarts face à l’Israélien Zeevi. Mieux : le dernier
jour, c’est un Nippon, la comète Daiki Kamikawa, qui mettra un coup d’arrêt aux deux
années d’invincibilité du Français Riner. Derrière, Paris 2011 sera comparativement
moins faste. Le terrible moment du tsunami du 11 mars est passé par là. Il a laissé un
pays exsangue, ébranlé jusque dans son ADN et sa confiance en ses institutions – « Il n’y
a peut-être que les Japonais à ne pas connaître la vérité » dit à sa voisine l’épouse d’un
fonctionnaire américain dans le docu-fiction Fukushima, le couvercle du soleil de Futoshi
Sato, au moment de quitter les lieux quelques heures après l’explosion du réacteur n°1
de la désormais tristement célèbre centrale nucléaire -, mais un pays moralement
déterminé à s’aligner sur la posture des aînés de 1945 : faire face et se relever ensemble.
Onze mois plus tard, les JO 2012 sanctionneront à la fois une génération vieillissante,
encore groggy de la catastrophe de l’année précédente, mais aussi un système à bout de
souffle, où les violences et les brimades du « judo de papa » ne passent plus. À Londres,
aucun masculin nippon ne sera titré – une première historique depuis l’introduction de
la discipline aux JO de 1964.
« Retrouver le geste frère ». Il faut parfois toucher le fond pour reprendre l’impulsion.
Et le fond, selon les canons nippons du moment, est désormais et pour longtemps
géolocalisé à Londres. Pour succéder à Shinichi Shinohara dans le rôle de kantoku
(entraîneur général) des masculins et tenter d’empêcher le judo nippon de continuer à
se décentrer, Kosei Inoue a le profil idoine, d’autant que sa popularité reste intacte.
Ainsi, en février 2010, les spectateurs des premiers rangs du Grand Chelem de Paris
avaient eu un aperçu du respect conservé par le jeune entraîneur. Ce dimanche-là,
Takashi Ono remporte le titre en moins de 90 kg sur un magistral uchi-mata ken-ken en
finale sur l’Ouzbek Choriev. Et pourtant, en sortie de tapis, les « Kosei ! Kosei ! » des
enfants sont sans équivoque : c’est bien vers l’entraîneur davantage que vers le
champion du jour que les bras se tendent en majorité pour récupérer qui un autographe,
qui un selfie… Appelé en renfort pour redorer un blason entaché par les affaires de
violence mais aussi de mœurs (Masato Uchishiba, double champion olympique des
moins de 66 kg en 2004 et 2008, s’apprête à être condamné pour viol), l’homme
providentiel reconnaît que « le challenge sera difficile, mais c’est parce que c’est difficile
que ça me plaît. » D’entrée il renouvelle et rajeunit l’ensemble de l’organigramme. « Je
crois important de trouver un équilibre entre tradition et modernité, et c’est la raison pour
laquelle je m’inspire beaucoup de ce que font mes homologues des sports professionnels,
qu’il s’agisse du baseball, du football ou du rugby. Nous avons beaucoup à apprendre d’eux
en matière de haute performance comme de management des hommes. »
Son passé, son vécu et sa crédibilité donnent un poids considérable à sa profession de
foi, qu’il répètera quelques années plus tard en termes choisis. La fermeté de son ton
écarte toute notion de fausse modestie : l’homme sait sa valeur et où il va. « Nous
aspirons à devenir une organisation perçue comme celle qui a une équipe qui gagne tout le
temps et d’une manière naturelle. Pour cela nous devons améliorer la technique, le
physique, l’esprit, tout. Nos objectifs ne sont pas seulement les prochains combats. Nous
nous projetons sur cinquante voire cent ans. Au sein de la Fédération japonaise, notre
objectif est de faire en sorte que nos athlètes et notre organisation soient ‘les plus forts et
les meilleurs’. Nous croyons que ce slogan est bon. »
De fait, son mandat commence par un triple coup de canon en août 2013 aux mondiaux
de Rio. Naohisa Takato le lundi, Masashi Ebinuma le mardi et surtout Shohei Ono le
mercredi signent le lancement parfait d’une olympiade placée sous le signe de la
reconquête. Vingt-et-un ans de moyenne d’âge, un enthousiasme (Takato), une capacité
de résilience (Ebinuma et sa volonté farouche de faire en sorte que son corps ne trahisse
pas son cœur, comme en témoigne son légendaire refus d’abdiquer malgré un coude
luxé par son adversaire en début de finale) et une absence totale de compromis face à la
médiocrité (Ono, stratosphérique malgré un quart heureux face au Néerlandais Elmont).
En bord de tapis, droit dans son survêtement ou son costume, Kosei Inoue prend très au
sérieux ses nouvelles responsabilités, instaurant la distance protocolaire qu’impose la
haute idée qu’il se fait de sa fonction. Il en sera ainsi tout au long de l’olympiade. En zone
mixte, en fin de journée, son point presse quotidien provoque l’attroupement des
journalistes nippons. « Le judo est un important pourvoyeur de médailles d’or du sport
japonais. Les attentes sont importantes et je l’ai bien intégré. Si aucun journaliste ne nous
attend le soir venu, c’est que nous n’avons pas bien travaillé. Si la presse est là, ce n’est pas
un problème pour moi. Je vois cela comme un encouragement à poursuivre nos efforts. »
Haute attitude. Dans les chefferies traditionnelles, il est commun de distinguer deux
types de leaders : ceux qui envoient leurs troupes ouvrir la route pour eux, et que leurs
troupes ne respectent qu’à moitié, et ceux qui ouvrent la route pour leurs troupes, les
fédérant par leur exemplarité, leur courage et leur sens des responsabilités. Kosei Inoue
se range clairement dans la seconde catégorie. Son parcours sur et en dehors des tapis
lui permet d’être en empathie avec ceux qui gagnent car il a lui-même tutoyé la victoire,
mais aussi avec ceux qui perdent car il a lui-même connu la défaite. Mais empathie ne
veut pas dire auto-complaisance. Bien au contraire. L’homme, éduqué par un père
policier aux chemises et polos toujours impeccablement repassés, n’est pas du genre à
céder un pouce de terrain à la génération des hikikomori, ces adolescents calfeutrés chez
eux qui ne communiquent avec le monde que par les réseaux sociaux. Comme il le
déclare en 2016 au quotidien français Libération, il a fait du « respect » et de « la
gratitude dus à l’adversaire, au staff et au dojo » les pierres angulaires de son vestiaire.
« Le judo est un produit de la culture nippone, martèle-t-il. À chaque combat, c’est ce que
nous devons démontrer. Il faut que les gens regardent les judokas japonais en pensant
qu’ils vont gagner, à chaque fois. Comme une évidence. »
En 2013, 2014 et 2015, l’équipe masculine japonaise reprend la tête du classement des
médailles aux championnats du monde. Le reste de la saison, la razzia en devient même
presque indécente. En marge de cette intimidante démonstration de force, trois actes
symboliques forts vont marquer l’olympiade du jeune kantoku. Le premier remonte à
septembre 2014. De retour des mondiaux de Chelyabinsk où il a dû céder sa couronne
mondiale (ainsi qu’une dent) en demi-finale des moins de 60 kg face au futur champion
olympique, le Russe Beslan Mudranov, Naohisa Takato se présente en conférence de
presse tête basse et le crâne complètement rasé. Ses retards fréquents lors des
rassemblements de l’équipe japonaise lors des mondiaux n’ont pas plu à son staff, qui
place le rôle de modèle de ses champions au-dessus de tout. Qu’il soit double médaillé
mondial devient même une circonstance aggravante. Alors le voici rétrogradé dans
l’équipe B, celle non plus des leaders mais des sept meilleurs combattants de chaque
catégorie. Il n’est jusqu’à nouvel ordre plus un sempai (aîné) mais un kohai (cadet), et
devra assumer les tâches ingrates liées à ce statut. D’où son crâne rasé, symbole en
principe de ces étudiants en première année qu’il n’est pourtant plus depuis
longtemps… Là où la sanction dépasse la personne du seul Takato, c’est qu’au moment
de l’annoncer Kosei Inoue est debout à ses côtés, et lui-même s’est rasé la tête ! Le geste,
rare, fait écho à celui, quarante ans plus tôt, de Yasuichi Matsumoto, entraîneur de
l’équipe japonaise aux JO de Tokyo, qui eut la même initiative pour signifier sa contrition
au lendemain de la défaite de son protégé Akio Kaminaga en finale des lourds face au
Néerlandais Anton Geesink, et marquer ainsi sa part de responsabilité dans cette
humiliation nationale… En cette rentrée 2014, le message est à double sens. Du point de
vue d’Inoue : si mon athlète est fautif, c’est que moi, responsable, j’ai failli également et
dois me remettre en question ; du point de vue de Takato et du reste du groupe : si un
entraîneur aussi respecté que Kosei Inoue doit s’humilier au point de se raser la tête
publiquement à cause de nous, nous devons aussi nous remettre en question pour ne
plus que cela se reproduise. Deux titres mondiaux et un bronze olympique plus tard,
série en cours, il semble que la leçon ait porté ses fruits… Loin de s’en gargariser et
prenant soin de ne surtout pas confondre autorité et autoritarisme, Kosei Inoue
commente sobrement cet épisode : « Takato est un athlète fort intelligent. Il est capable
de réfléchir par lui-même sur sa tactique et sa stratégie. Moi je ne lui ai pas dit grand-
chose. J’ai seulement essayé de créer un environnement dans lequel il pouvait élargir ses
idées. Je vois qu’il est devenu spirituellement plus stable et plus résistant à travers ces
expériences diverses. »
Le deuxième acte puissant du magistère Inoue concerne « sa » catégorie des moins de
100 kg. Champion du monde 2015 de la catégorie, Ryunosuke Haga avait alors confié à
L’Esprit du judo que c’était un an avant, dans « l’humiliation » de la non-sélection de sa
catégorie aux mondiaux de Chelyabinsk, qu’il avait puisé le carburant nécessaire à cet or
planétaire. Car non seulement le meilleur moins de 100 kg nippon du moment ne fut pas
aligné – une première historique – mais il lui fut demandé de faire le voyage et de
regarder sur place ces championnats ! « En me condamnant à assister depuis les tribunes
aux mondiaux de Chelyabinsk, ma fédération a sanctionné des insuffisances que je me
refusais à voir, nous confia à l’époque le golden boy de Tokai. D’un seul coup j’ai compris
qu’à leurs yeux je n’avais pas le niveau. C’était un désaveu terrible. Cette épreuve était
mentale, et j’ai mis longtemps à en mesurer les bienfaits. » Dans la foulée, il sera invité à
partir s’entraîner seul pendant un mois en Mongolie… « Nous voulions aider Haga à se
recentrer, explique Kosei Inoue. Qu’il réfléchisse et qu’il revienne plus fort. Pour cela il faut
des actes décisifs, un peu comme une grosse attaque pendant un combat. Tout ceci dépasse
le strict cadre du sport. Nous parlons ici d’éducation morale. Moi aussi, plus jeune, j’ai fait
des bêtises, et je suis reconnaissant aujourd’hui envers les personnes qui ont su trouver les
leviers pour me faire progresser en humanité. » Revenu de cette traversée du désert, le
triomphe de son protégé à Astana puis sa médaille olympique à Rio ont validé le pari :
oui, parfois, un pas en arrière permet de faire deux pas en avant.
Le troisième acte est passé presque inaperçu à l’époque, et pourtant… En mai 2016,
l’équipe japonaise pour les Jeux est connue. Le Grand Prix d’Almaty n’a donc pas grande
importance dans l’absolu, si ce n’est qu’il offre l’opportunité de lancer dans le grand bain
quelques pointures de demain. C’est ce que pressent le staff nippon en n’envoyant qu’un
masculin, le moins de 66 kg de Tenri Joshiro Maruyama. Celui-ci s’impose et pose, à
vingt-deux ans, les jalons de l’épouvantail qu’il deviendra trois ans plus tard lors de son
titre mondial de Tokyo… Et qui était sur la chaise ce jour-là au Kazakhstan, alors qu’il
aurait pu déléguer ce voyage-là à l’un de ses adjoints ? Kosei Inoue lui-même. Son
message : tu n’es pas encore quelqu’un mais moi je crois en toi alors je fais le voyage
avec toi et pour toi. « Dans ma vision, l’entraîneur est un partenaire du combattant, mais
aussi son supporter. En principe le combattant le sait, mais il est important, par certains
actes, de le lui rappeler. » Message reçu.
Avec un bilan de sept médaillés pour deux titres (dont, pour la première fois, en moins
de 90 kg) sur sept engagés aux Jeux de Rio chez ses masculins, l’équipe de Kosei Inoue a
coché l’objectif d’« évidence » escompté par ce dernier à son arrivée. Nouvelles règles ou
pas, mondialisation du tableau des médailles ou non, le puzzle méthodologique
savamment mis en place depuis 2012 commence à prendre sens. Le judo dynamique et
la recherche permanente du ippon restent l’intention à chaque hadjimé. Les
adversaires ? La retenue dont font preuve ses combattants en toute circonstance
témoigne d’une considération qui dépasse les notions de victoire ou de défaite. « Ils sont
aussi des partenaires et des amis. Sans eux, notre judo ne progresserait pas. Il est
fondamental que nous, entraîneurs, montrions cela et l’enseignions à nos étudiants. Je crois
que les récents progrès enregistrés dans nos résultats sont intimement liés aux progrès de
nos étudiants dans le développement de leur personnalité et de leur humanité. J’espère
vraiment qu’à l’avenir nos athlètes deviendront des modèles, tant en tant que judokas
qu’en tant que sportifs en général. »
Devant les caméras, les larmes de l’ancien champion disent tout de son investissement
total et de sa fierté, lui qui accorde une place importante aux tête-à-tête individuels avec
ses athlètes pour s’assurer que ses messages passent bien. Satisfaction toute
personnelle : ce spectaculaire redressement national a lieu dans la ville même où, neuf
ans plus tôt, Teddy Riner lui infligea sa première défaite en carrière sur un championnat
du monde… Après l’Italien Ezio Gamba et son pari fou – et atteint – de faire de « sa »
Russie la première nation aux JO de Londres, l’équipe masculine nippone vient quatre
ans plus tard de remettre les pendules à l’heure de Tokyo. Une démonstration de force
réalisée avec un calme implacable, à l’image de cette photo ayant fait le tour du monde,
immortalisant le salut synchronisé et appliqué du moins de 73 kg Shohei Ono au
premier plan et de son entraîneur Yusuke Kanamaru au second plan… Allait-il relâcher
la pression, au moment où son homologue en charge de l’équipe féminine Mitsutoshi
Nanjo démissionnait malgré cinq médailles dont un titre, bientôt remplacé par
Katsuyuki Masuchi ? C’est mal connaître le bonhomme et son niveau d’exigence hors
norme.
L’olympiade 2012-2016 avait été celle du rappel à l’ordre ? La suivante, chapeautée par
le Directeur technique national Jun Konno, va consister à enfoncer le clou. En janvier
2017, nous avions à L’Esprit du judo procédé à un comparatif statistique entre les
résultats des Japonais au Grand Chelem de Tokyo et celui des Français à celui de Paris.
En tant que nations hôtes, les deux pays avaient à chaque fois droit à quatre engagés par
catégorie. La suite se passe de commentaires : « En 2013, les Français remportent en
février huit médailles dont cinq titres au Grand Chelem de Paris tandis qu’en décembre de
la même année les Japonais remportent vingt-sept médailles dont onze d’or au Grand
Chelem de Tokyo. En 2014, les Français – orphelins de Teddy Riner pour la première fois
depuis 2006 – font douze médailles pour deux titres à Paris tandis qu’à Tokyo le Japon
engrange vingt-six médailles pour sept titres. En 2015, la France fait huit médailles dont
trois titres à Bercy alors qu’à Tokyo les Japonais culminent à vingt-trois médailles pour
onze titres. Enfin, l’année des Jeux, la France termine avec neuf médailles pour deux titres
tandis qu’en décembre le Japon ne décélère pas malgré la transition post-Rio : trente-cinq
médailles pour dix titres. » Faut-il un bon entraîneur pour faire une bonne équipe ou une
bonne équipe pour faire un bon entraîneur ? La question fait sourire Kosei Inoue, qui
préfère insister sur l’importance à ses yeux « de la confiance mutuelle entre les
combattants et ceux qui les encadrent, ainsi que la conviction d’avoir la meilleure équipe et
le meilleur staff, et d’avoir fait les bons choix. » Au-delà des seules médailles, ce qui
intéresse Kosei Inoue, c’est bien le métal dont se chauffent les hommes.
III. Vers le soleil levant
Il fut un jour demandé au cinéaste finlandais Aki Kaurismaki de mettre des mots sur
l’admiration qu’il vouait à son confrère japonais Yasujiro Ozu, maître du plan fixe à
hauteur de tatami et des nœuds familiaux complexes et pourtant universels, auteur
notamment des subtils et bouleversants Voyage à Tokyo ou Le goût du saké. « Ce qui
suscite le plus de respect chez Ozu, c’est qu’il n’a jamais eu besoin d’un seul meurtre, d’un
seul acte de violence ni d’un seul coup de feu pour aller à l’essentiel de la vie humaine. »
Kosei Inoue est-il connu pour ses excentricités ? Ses tatouages ? Des sorties médiatiques
tapageuses ? Ces préoccupations lui ont-elles seulement effleuré un jour l’esprit ? Au
lendemain de Rio, ses priorités sont plutôt les suivantes : comment enfoncer davantage
un clou déjà si profondément incrusté dans le plexus du judo mondial ? Continuer à
infuser ce quelque chose qui dépasse le mono no aware (la sensibilité pour l’éphémère)
et le wabi-sabi (l’acceptation des imperfections) nippons, pour tendre vers un apport
plus universel ? « Toute victoire qui n’entraîne pas la conviction et la transformation du
partenaire, n’est qu’une apparence et une illusion. Vaincre sans convaincre n’est rien »
disait Jigoro Kano. Là où d’autres auraient inconsciemment levé le pied, Kosei Inoue, lui,
va garder le cap qu’il s’est fixé : Tokyo 2020, et au-delà.
« Je considère que l’élément universellement important c’est de continuer à se battre avec
passion, créativité et sincérité, nous confie-t-il un jour en entretien. Encore faut-il pour
cela être convaincu de pouvoir contribuer au développement accru du judo japonais et
même du monde, en mettant en œuvre les enseignements de Maître Jigoro Kano.
L’utilisation efficace de l’énergie (Seiryoku Zenyo) et l’entraide et la postérité mutuelle (Jita
Kyoei) sont deux principes dont la portée dépasse le seul Japon et vaut pour le monde
entier. » Sur ce point comme sur bien d’autres, son action ne doit jamais être dissociée
de celle de son mentor, Yasuhiro Yamashita, aux responsabilités politiques de plus en
plus importantes, de la Fédération nippone au Comité international olympique. « Leurs
deux approches se rejoignent et se complètent parfaitement », souligne ainsi Hitoshi Sugai,
champion du monde 1985 et 1987 des moins de 95 kg et lui aussi issu de l’Université de
Tokai. « Ce sont deux personnes droites et sérieuses. Leur gentillesse leur vaut le respect de
tous. » Une impression partagée par Nicolas Gill, aujourd’hui à la tête de l’équipe
canadienne. « Kosei a su s’entourer de gens qui ont la même philosophie que lui, confirme
le double médaillé olympique et triple médaillé mondial. Des personnes pour qui la
générosité, l’éducation et la communication sont les piliers d’un projet collectif.
Politiquement, il est également attentif à cultiver des liens entre les universités et les
entreprises. Tu sens qu’il aime ce qu’il fait et que Yamashita a effectivement été une source
d’inspiration très forte dans son parcours. » Pour le Néerlandais Maarten Arens, « le judo
a besoin de lui, tout simplement. Qui aujourd’hui incarne à ce point la notion de respect ? »
Respect. Le mot est prononcé. Celui qui se suscite autant que celui qui inspire. « Déjà,
c’est quelqu’un qui prend soin de sa personne » confirme l’ancien champion du monde et
double médaillé olympique Stéphane Traineau. Le Français fait ici allusion à l’assiduité
en salle de musculation de ce « vieux » rival de douze ans son cadet qui a décidé, après
quelques années de relâche, de ne plus (du tout) se laisser aller physiquement, n’étant
définitivement pas homme à « sombrer dans l’esprit vieillot » pour paraphraser l’écrivain
Georges Bernanos. « Je l’ai vu en stage à Houlgate partir en footing à sept heures du matin
juste avec son staff et revenir avant que leurs athlètes ne descendent prendre le petit-
déjeuner, ajoute le Belge Damiano Martinuzzi, entraîneur du champion d’Europe et
double médaillé mondial Toma Nikiforov. Ses entraîneurs et lui rentrent des stages aussi
rincés que leurs athlètes. C’est lui qui donne le ‘la’ en s’impliquant et en donnant de l’espace
et de la considération à chacun. Il a tout compris je pense car son groupe dégage du plaisir
et ça c’est quelque chose de nouveau. »
Pour l’Algérien Sofiane Abadla, « il a su redonner de la hauteur à la fonction ». En habitué
du circuit, l’ancien moins de 73 kg est épaté de voir un quadragénaire comme Inoue ne
pas hésiter de temps à autre à franchir la ligne invisible qui, en stage international,
sépare les entraîneurs des combattants, pour aller chercher les meilleurs champions
étrangers et, le temps d’un randori, « transpirer un peu tout en leur rappelant l’heure qu’il
est ». Beaucoup se souviennent aussi que sa prise de fonction a coïncidé avec une
initiative toute simple en apparence mais qui imprimera durablement l’époque. Sur la
chaise de coach, son staff et lui marquent désormais ostensiblement un temps au
moment du salut des combattants, en début et en fin de combat, pour eux aussi s’incliner
lentement devant le tapis et l’entraîneur de l’adversaire. Une attention en apparence
anodine mais qui sera bientôt adoptée par l’ensemble du circuit, et qui aura fait autant
pour la street-crédibilité de la discipline que l’arrivée en 2009 des costumes et autres
tailleurs cintrés pour les phases finales. Un geste de soft power qui n’est pas sans
rappeler l’impact-monstre sur l’opinion publique du vestiaire rendu propre comme un
sou neuf par l’équipe de football japonaise au soir de son élimination de la Coupe du
monde 2018.
« L’actuel staff japonais ne prépare pas les JO. Il prépare le futur, ce n’est pas exactement la
même chose » observe l’expérimenté Marjan Fabjan, entraîneur d’Urska Zolnir et de Tina
Trstenjak, les deux dernières championnes olympiques des moins de 63 kg. En
autodidacte qui ne doit sa réussite qu’à son intransigeance et à sa compréhension fine
des enjeux de motivation intrinsèque et extrinsèque, le coach slovène est frappé par le
« calme, la détermination et l’esprit d’équipe » que le kantoku a su insuffler à ses hommes.
Pour le Français Patrick Roux, entraîneur depuis 2013 de l’équipe féminine russe après
avoir été directeur du haut niveau de l’équipe de Grande-Bretagne de 2009 à 2011, il
s’agit même là d’une authentique « révolution cachée ». C’est d’ailleurs le titre d’une
chronique que l’ancien champion d’Europe et médaillé mondial a publié au printemps
2019 dans L’Esprit du judo. Lui qui s’était alors rendu « une bonne vingtaine de fois » au
Japon mais n’y était pas retourné depuis trois années, racontait avoir été sidéré, lors
d’un récent séjour de trois semaines à Kokushikan, Teikyo et Tsukuba, par l’évolution
globale de l’entraînement vers quelque chose d’audacieux, de vivifiant et surtout d’enfin
en phase avec l’époque et ses pratiquants. Si son observation portait surtout sur le
groupe féminin, il comprit bientôt que le mouvement était en réalité déjà global. « En
utilisant des éléments du modèle traditionnel légèrement revisité, l’importance des
« sempai » par exemple, le management des athlètes semble désormais relever du concept
d’« empowerment » – c’est-à-dire de l’autonomisation élargie, de l’octroi de davantage de
pouvoir aux individus ou aux groupes pour agir sur les conditions du projet. »
Et le Français de poursuivre : « Les filles de Teikyo opèrent comme un corps vivant, une
équipe, quasiment sans leadership extérieur. Feedbacks bien placés, analyses et
questionnements, enthousiasme général et engagement à 200 % tous les jours révèlent une
conception proche de ce dont je vous parle de chronique en chronique. Et j’ai admiré le
résultat d’une telle autonomie en voyant cette vie, cette créativité, cette implication dans la
pratique et dans l’entraînement. Des uchi-komis pleins de nuances et de personnalisation
dans le mouvement, dans les actions préparatoires pour faire réagir, pour feinter, pour se
jouer intelligemment de tous les paramètres, avec un groupe de jeunes judokas âgés de dix-
neuf à vingt-trois ans, déjà virtuoses, dont on n’entendra sans doute jamais parler au
niveau dit ‘international’, mais incroyablement forts, et qui s’éclatent magnifiquement à
chaque séance pour repartir avec la banane (…). » Et de constater, presque ému, que ce
renouveau ne s’adresse pas seulement « à un petit commando de quatorze à vingt-huit
personnes privilégiées en préparation pour les Jeux olympiques de Tokyo ». Il y voit plutôt
« une véritable révolution conceptuelle de la formation des cadres, des jeunes, des
étudiants, des athlètes en devenir – cadets et juniors – autant que de l’élite (…). »
Les exemples pour illustrer ce changement de paradigme sont légion, à commencer par
ce nage no kata très propre que l’intéressé mit notamment un point d’honneur à
présenter au Budokan avec son frère Tomokazu lors du Zen Nihon 2012 – combien
d’entraîneurs de renom auraient eu cette humilité ? Lors d’un Open de Prague, il y a
quelques années, Lukas Krpalek se souvient l’avoir vu rester le dernier sur le tatami
pour balayer les straps et autres bouteilles de plastique vides laissées par ses propres
athlètes. « Comment peux-tu ne pas avoir envie de rendre la pareille à un entraîneur qui a
cette classe-là » siffle le géant tchèque, qui n’a jamais fait mystère de l’immense
considération qu’il portait à son aîné nippon. À Mittersill en Autriche, lors du stage
international organisé par l’Union européenne de judo en janvier 2018, le millier de
combattants présents eut la surprise de voir débarquer Hifumi Abe, seul. Champion du
monde des moins de 66 kg quelques mois plus tôt, le nouveau phénomène du judo
nippon, vingt ans, était parachuté là sans entraîneur ni kiné, dans une Europe centrale
enneigée où il n’avait pas ses repères. Partir dans l’inconnu pour grandir dans
l’adversité, le geste était signé… En février 2019, au Grand Chelem de Düsseldorf, Kosei
Inoue descendit discrètement les gradins pour venir dire quelques mots à Shohei Ono,
vainqueur d’une finale très (at)tendue face à Masashi Ebinuma, juste avant les podiums.
Le temps que le champion olympique des moins de 73 kg lève la tête pour le remercier,
le patron était déjà reparti par le même chemin. Davantage que les mots prononcés,
c’était manifestement le geste d’enjamber un portillon et de descendre féliciter son
combattant qui importait. Une autre image ? Le 7 juillet 2019 au Grand Prix de Montréal,
Kosei Inoue raccompagne Mashu Baker, champion olympique des moins de 90 kg, après
sa demie victorieuse face au Brésilien Macedo. En chemin, les deux hommes doivent
longer le tapis d’à côté où deux autres champions olympiques, l’ancien moins de 100 kg
Lukas Krpalek et le revenant Teddy Riner, se rendent coup pour coup dans une demi-
finale attendue par tous les amateurs. Concentré sur le débrief et le prochain match de
son poulain du jour, Kosei Inoue passera sans un regard pour le combat des lourds. La
question n’a pas été posée à Mashu Baker mais tout porte à croire que le combattant fut
sensible à cette attention.
L’inverse est également vrai. Tout champions du monde en titre qu’ils étaient (en 2013
et 2017), Shohei Ono et Soichi Hashimoto furent confrontés à des problèmes
disciplinaires et n’eurent aucun passe-droit. Interrogé sur le cas du second, coupable en
février 2018 d’avoir introduit une personne extérieure à l’Institut national des sciences
et du sport et sanctionné avec une sévérité qui laissa le reste de la planète judo sans
voix, Kosei Inoue répondit en ces termes : « Je crois et dis tout le temps à mes combattants
qu’il faut avoir la responsabilité en tant que représentants du Japon et une forme d’«
autoconscience » en tant que judokas. C’est ainsi que lorsque l’un ou l’autre a commis une
infraction aux règles, je lui en fait assumer la responsabilité nécessaire. Je pense que ceci
est un élément important d’éducation non pas seulement pour les athlètes mais aussi en
tant qu’être social. Notre objectif ultime est là : en plus de devenir champions au judo, nous
nous efforçons d’agir en pensant comment nous pourrions devenir des personnes qui, à
travers le judo, peuvent s’adapter correctement à la société, et comment devenir des
personnes qui peuvent faire valoir ce que nous avons appris au judo et contribuer ainsi à
une société meilleure. » Les principaux concernés ont-ils été conscients de cette
dimension pédagogique de la sanction ? « Oui. Ils s’acquittent de leurs erreurs,
réfléchissent sur la voie à reprendre et reconnaissent la situation dans laquelle ils se
trouvent. Je pense qu’ils sont en train de se développer dans ce processus. Ceci étant, ils sont
encore jeunes. Ils devront se développer encore plus tout en s’attaquant aux défis divers. Je
crois aussi qu’il est dans l’ordre des choses de connaître l’erreur, les revers ou la défaite. Ce
qui est important dans ces circonstances je pense, c’est de quelle manière nous pouvons
aider nos élèves. Ces derniers temps je sens les regards de la société devenir de plus en plus
vigilants et sévères. Il arrive parfois qu’une situation en apparence anodine en produise
une autre, irréversible, voire mette en danger la vie d’un athlète. Il est donc extrêmement
important d’assurer l’enseignement aux élèves pour prévenir une telle situation et, au cas
où elle surviendrait, de les appuyer pour qu’ils puissent renaître et s’avancer à nouveau. Je
suis convaincu que c’est fort important. »
Pour autant la discipline n’est pas l’unique levier de la performance. Construire l’unité
entre le corps et l’esprit, là est le secret. L’incarner, aussi, ainsi que le fait remarquer
l’Israélien Gil Offer, entraîneur notamment d’Ori Sasson, troisième aux JO 2016 en plus
de 100 kg : « Il fait partie de l’équipe, reste à l’écoute et sait dégonfler les égos en sortant
régulièrement ses athlètes de leur zone de confort pour renouveler les dynamiques ».
Comme dans beaucoup d’autres pays – mais avec un background historique différent -,
les réseaux sociaux nippons témoignent aujourd’hui de judokas et d’hommes souriants,
de victoires, d’anniversaires, de mariages – bref de vies vivantes et intenses. Ateliers
calligraphie, poterie, stage de jujitsu brésilien au Brésil, stage de cohésion à Hawaii
début 2020, tout est prétexte à créer du liant par des expériences inattendues mais qui
font sens, des moments qui repoussent toujours plus loin les cloisons du dojo tout en
gardant l’apparente simplicité et l’infinie patience de cet artisan qui « peindrait mille fois
la même rose » selon un vieux conte zen… Alors oui les laptops, les algorithmes et les
données scientifiques détaillées font plus que jamais partie intégrante du quotidien de
ce staff. 2.0, dont l’effectif pléthorique paraît quadriller les sites lors des grands
championnats. Dans les dojos ou les universités, les entraîneurs étrangers de passage
témoignent d’une prise en compte progressive de l’individu, que la qualité prend peu à
peu le pas sur la quantité et l’intensité sur le volume. Reste que des invariants
demeurent : « À Tenri, j’ai vu M. Inoue s’adresser à M. Anai, le responsable de l’Université,
pour que celui-ci aille indiquer quelque chose à M. Ono, l’élève de M. Anai », rapporte par
exemple l’entraîneur italien Raffaele Toniolo.
Faire corps, donc. Incarner l’unité, en phase avec le projet M.I.N.D., lancé en 2014 par la
Fédération japonaise pour améliorer l’attitude des judokas : politesse (Manner),
Indépendance, Noblesse et Dignité. Un acronyme qui « a le bon goût de rappeler
l’importance du ‘mental’ dans une dynamique de progrès », comme l’écrit Patrick Roux
dans sa chronique précitée… Et positiver les attentes. « Les grands championnats sont
des moments rares dans la vie, l’occasion de se surpasser. C’est une belle chose. » Sur les
compétitions par équipes mixtes, que le Japon archi-domine depuis leur instauration en
2017 dans l’optique des prochains JO, Kosei Inoue y voit une opportunité de mieux
comprendre encore l’esprit d’efficacité maximale et d’entraide et prospérité mutuelle.
« Ces derniers temps, les gens avaient tendance à se comporter de façon plus égoïste. Vivre
en société, pour moi, c’est d’abord vivre dans un esprit coopératif. Cette épreuve par équipe
nous permet de tendre vers cela, et c’est heureux. »
L’olympiade débutée au lendemain des Jeux de Rio a donc scindé la planète judo en
deux : désormais, il y a le Japon d’un côté, et le reste du monde de l’autre. Budapest
2017 ? Quatre titres individuels pour les masculins, première nation. Bakou 2018 ? Sept
médailles pour deux titres, première nation encore. Tokyo 2019 ? Sept médailles pour
deux titres, première nation toujours. S’ajoute à cela la densité folle des résultats de
l’équipe féminine – et notamment les neuf médaillées pour neuf engagées dont cinq
titres en Azerbaïdjan, assorties de démonstrations sur les transitions debout-sol –, le
triplé par équipes mixtes, les cadets et les juniors qui débarquent le mors aux dents… En
observant certains palmarès à la loupe, un constat frappe : combien de pays peuvent se
permettre le luxe de ne pas sélectionner pour les JO un Soichi Hashimoto, n°1 mondial,
champion du monde des moins de 73 kg en 2017, vice-champion du monde l’année
suivante et triple vainqueur des Masters et du Grand Chelem de Paris ? Aucun, sauf à
avoir une alternative nommée Shohei Ono.
Le temps des questions. Le 9 février 2020 à l’AccorHotels Arena de Paris, le Japonais
Kokoro Kageura a stoppé à 154 le compteur de victoires consécutives du Français Teddy
Riner. L’évènement eut lieu au troisième tour du Grand Chelem parisien, sur un uchi-
mata sukashi au golden score similaire à celui qui, à quelques millimètres et une traction
de la manche près, aurait pu valoir à Shinichi Shinohara le titre olympique vingt ans plus
tôt à Sydney, face au Français David Douillet. Symbole encore plus fort : Keiji Suzuki, en
charge habituellement des catégories lourdes, n’avait pu faire le déplacement en Europe
en raison d’une récente intervention chirurgicale au genou. C’est donc Kosei Inoue lui-
même qui eut le privilège d’accompagner depuis la chaise son jeune héritier de Tokai
dont le nom signifie « Cœur ombragé ». Le même Kosei Inoue qui était déjà sur la chaise
neuf ans, quatre mois et vingt-six jours plus tôt au Yoyogi Gymnasium de Tokyo lors de
la dernière défaite du Français, se retrouvait à nouveau aux premières loges pour voir à
nouveau battu l’homme qui, douze ans plus tôt dans la même salle le poussa pour de bon
vers la sortie et qui, depuis avait sur une décennie consciencieusement détruit
psychologiquement les cinq adversaires nippons qui s’étaient trouvés sur sa route…
Était-ce le déclic enfin attendu pour, enfin, remettre le drapeau rouge et blanc au
sommet des podiums de la catégorie ? C’est à croire que celle-ci est maudite puisque
Kageura s’inclina en finale face au Néerlandais Henk Grol, loupant ainsi une sélection
olympique qui lui tendait les bras… Et le suiveur de se souvenir qu’après l’échec de ses
lourds Harasawa et Ojitani en 2017 aux mondiaux de Budapest, Kosei Inoue avait fait
son mea culpa : « C’est ma faute en tant qu’entraîneur en chef. J’ai senti à nouveau la
rigueur de la compétition. Mais d’autres compétitions viendront, et je suis convaincu qu’il
pourront s’améliorer. Tant qu’ils continueront à s’engager, nous nous battrons à leurs
côtés, sans crainte de la défaite et sans jamais renoncer. Cette attitude est un chemin de vie.
J’ai expérimenté cela en tant que compétiteur et je pense que c’est ce qui m’a donné la force
de vivre. »
Quelques jours plus tard, au moment d’annoncer en conférence de presse six des sept
sélectionnés pour les Jeux olympiques de Tokyo – les moins de 66 kg Hifumi Abe et
Joshiro Maruyama devant s’expliquer aux championnats du Japon d’avril -, Kosei Inoue
émut la planète judo en… éclatant en sanglots au moment de commenter les choix
cornéliens qui avaient dû être opérés dans certaines catégories. « Mes premières pensées
vont aux judokas qui se sont battus tout au long de l’olympiade et qui finalement ne seront
pas sélectionnés ». Derrière les larmes, un double message. Pour les recalés, une
gratitude infinie – rarement exprimée publiquement dans le haut niveau -, pour avoir,
par leur engagement, tiré le groupe vers le haut. Pour ceux qui restent, la responsabilité
qui est dès cet instant la leur de se montrer dignes de la confiance qui leur est accordée,
ne serait-ce que par égard pour ceux restés sur le carreau.
Quelques jours encore, et puis la pandémie de coronavirus rebattait toutes les cartes.
Les JO de Tokyo, alpha et omega de tout le sport mondial depuis quatre ans, se
tiendront-ils aux dates prévues ? Se tiendront-ils tout court ? Le judo japonais sera-t-il
au rendez-vous que sa montée en puissance depuis deux olympiades laissait augurer ?
Saura-t-il dépasser une certaine fébrilité entraperçue pendant les mondiaux d’août
2019, lors de la répétition grandeur nature dans ce même Nippon Budokan de Tokyo où,
en 1964, le Néerlandais Anton Geesink avait soudain mondialisé la discipline ? Kosei
Inoue cèdera-t-il sa place ensuite à Keiji Suzuki, dans la continuité parfaite de leurs
affrontements d’antan (trois victoires chacun et un match nul) ? Suivra-t-il ensuite le
chemin tracé par son sempai Yasuhiro Yamashita, avec des responsabilités en crescendo
à l’échelon politique ? Souhaitera-t-il accorder davantage de temps à sa famille et à ses
enfants – l’éternel challenge secret de la vie des grands destins ? Et que penserait Jigoro
Kano de la trajectoire de cet héritier si soucieux de transmettre son enseignement et
d’aller sans cesse plus loin, chaque jour, toujours ? Quelle médaille, quel
accomplissement lui donneront enfin le sentiment d’être arrivé à destination ? « Pour
l’instant, vivez les questions, écrivit un jour le poète autrichien Rainer Maria Rilke. Peut-
être, un jour lointain, entrerez-vous ainsi, peu à peu, sans l’avoir remarqué, à l’intérieur de
la réponse. » – Anthony Diao
Remerciements : Gotaro Ogawa, Noriko Mizoguchi, Kosei Inoue et tous les judokas du
quotidien ou dans les actes, sollicités au long de ce travail de sept années.