Judo, TDAH et adversité intérieure

Un dur apprentissage nécessaire pour la suite
13 February 2023
Poste bénévole – membre du comité de l’audit et des finances de Judo Canada
15 February 2023
Anthony Diao

Anthony Diao Judoka depuis 1986 et ceinture noire depuis 1995, ce journaliste français né aux Etats-Unis a grandi à cheval sur trois continents. Titulaire d’une Maîtrise en Droit international, il écrit en français, en anglais ou en espagnol pour différents supports depuis 2003 (sport, culture, société, environnement), dont le bimestriel français L’Esprit du judo auquel il collabore depuis février 2006 et son n°2. Auteur de reportages en immersion d’Afrique du Sud en Pologne en passant par Cuba, la Russie, l’Ukraine en guerre ou la Slovénie, il a aussi été le sparring et l’interprète d’Ilias Iliadis lors de son premier séminaire à l’Insep de Paris, le portraitiste au long cours de judokas anonymes comme de figures incontournables (Ezio Gamba, Jeon Ki-young, Ronaldo Veitía…), et a suivi quotidiennement de 2013 à 2016 des athlètes comme Antoine Valois-Fortier ou Kayla Harrison dans le cadre d’un feuilleton intitulé la World Judo Academy. Sa ligne directrice ? Traiter les champions olympiques et les ceintures blanches avec un respect identique – « accorder à chacun la même attention que si j’écrivais à propos de mon père ou de ma mère »

En quoi le judo peut-il être un refuge pour les hyperactifs ? Quelles sont les passerelles existantes ou à bâtir entre la discipline martiale et ce trouble comportemental d’autant plus difficile à diagnostiquer qu’il est encore trop rarement recherché ? Éléments de compréhension d’un phénomène contemporain.

Montpellier, France, vendredi 25 avril 2014. Championnats d’Europe de judo. Finale des -70 kg. Sur la première séquence du combat, l’Allemande Laura Vargas-Koch commet une erreur sans retour face à la tenante du titre, la Néerlandaise Kim Polling : elle avance sa main directrice sans verrouiller le coude. La sanction est immédiate. Spectaculaire, tonitruante, inoubliable.

Ceinturée, collée à elle puis soulevée par son flanc gauche, la future doctorante en mathématiques se fait monter en l’air comme une Fiat Panda chez le garagiste. En apesanteur, le duo facture cent quarante kilos en cumulé, auxquels s’ajoutent les lois de la gravité. À l’impact, le utsuri-goshi maki-komi des deux demoiselles vient comme trouer le tatami de la Sud de France Arena. Sur la chaise de coach, son éternel foulard de soie pâle autour du cou, l’ancienne sextuple médaillée mondiale et triple championne d’Europe Marjolein van Unen est aussi radieuse que son élève. Entre le hajimé et le ippon, le choc très attendu entre sa protégée et la vice-championne du monde en titre aura duré… neuf secondes.

Les instants qui suivent sont intenses. Sourire jusqu’aux sourcils, irradiée d’une joie incandescente, Kim Polling prolonge les répliques du séisme qu’elle a elle-même déclenché. Tape dans ses mains. Effectue deux bonds côté chaises de coaches. Un demi-tour sur elle-même. Lève les bras face au public. Les abaisse aussitôt. Se tape à nouveau vigoureusement dans les mains. Se remet en position pour le salut. Ajuste la boucle de sa ceinture. Recule de deux grands pas. S’avance à nouveau. Salue bien bas son adversaire avec ce fouetté de queue de cheval si caractéristique des jours de triomphe. Serre à deux mains celle de sa rivale. Quitte à reculons la surface de combat en bondissant et en se tapant dans les paumes. Puis pique un sprint jusqu’à sauter dans les bras de la très maternante Marjolein. Les deux femmes sont aux anges.

En zone mixte, quelques minutes plus tard. Celle que ses camarades du circuit appellent affectueusement « Kimi » coupe soudain court à son début de débrief à chaud devant une floppée de journalistes européens pour venir… claquer une bise rayonnante à l’auteur de ces lignes. Et pour cause. L’été précédent, de longs échanges téléphoniques introspectifs puis à l’écart en tribunes au Maracanazinho de Rio de Janeiro avaient débouché sur une double page au format « Un été avec… »  pour le bimestriel français L’Esprit du judo. Au vu du début de saison 2013 en boulet de canon de la native de Zevenhuizen – cinq sorties internationales, cinq titres, dix-neuf victoires comme autant de points d’exclamation – l’article avait à l’époque été amorcé comme la chronique d’une invincibilité naissante. Il se transformera peu à peu en celle de son « simple » bronze brésilien – sa seule médaille mondiale à ce jour. Bien peu, sur l’instant, savaient l’authentique miracle derrière cette performance. Un podium obtenu sur une jambe, au courage, avec la discrétion propre aux combattants qui savent l’importance de ne pas révéler les faiblesses du cœur, de la tête et du corps à l’approche de l’assaut.

Derrière la chanson de gestes

Si la célébration de la Néerlandaise au soir de son sacre continental de 2014 est ainsi détaillée, c’est qu’elle est symptomatique. Elle raconte une gestuelle à mille à l’heure, irrépressible, souvent observée au cours de la carrière de celle qui fut plusieurs saisons durant n°1 mondiale des -70 kg. Ajustements nerveux du chignon, du nœud de ceinture ou des pans de la veste ; corps qui, lors des rares temps de répit du combat, se dresse soudain sur la pointe des pieds ; haussements d’épaules ; alternance de visage fermé et de sourire immense ; débit de parole qui fait frôler l’entorse du poignet à qui s’aventure à essayer de prendre des notes… Kim Polling avait quatre ans en 1995 lorsqu’elle a été diagnostiquée pour des troubles de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH). Si ses parents l’ont mise au judo, c’est qu’ils ont « lu un jour dans le journal » que cette discipline était un chemin possible pour canaliser l’énergie débordante de leur aînée.

De mémoire d’intervieweur, le terme « agitation » sonne d’ailleurs familier. Statistiquement, il est même l’une des raisons principales de la venue au judo d’une grande majorité de champions. « Mais ce n’est pas la seule, pondère du haut de ses quatre-vingt-cinq ans, autour d’un café chez lui, le huitième dan français René Nazaret. Il y a deux profils que les professeurs de judo voient en général arriver sur leur tatami en début de saison. Il y a d’abord les enfants qui, effectivement, ne tiennent pas en place. Pour eux, l’enjeu sera de prendre peu à peu conscience du cadre qui les entoure et d’évoluer à l’intérieur dudit cadre. L’autre grande catégorie, ce sont les timides, à qui il faut enseigner la confiance et l’ouverture aux autres, voire les aider à retrouver une forme de spontanéité qu’ils ont soit perdue, soit qu’ils n’ont jamais connue… Comme tu le vois, ce sont deux ambitions diamétralement opposées. Notre rôle d’enseignants est de les faire cohabiter sur le tapis. Que ces élèves se complètent mutuellement pour essayer d’avancer et de grandir, si ce n’est tous ensemble, au moins individuellement. »

Le judo comme une panacée ? À l’âge de dix ans, Kim Polling a commencé à prendre de la Ritaline, un dérivé du méthylphénydate. Un puissant stimulant classé sur la liste des produits dopants – « sauf autorisation écrite », démine immédiatement l’intéressée. Sa carrière plaide pour elle : de 2013 à 2021 elle sera, tirage au sort après tirage au sort, l’incontestable épouvantail de sa catégorie. Outre sa médaille mondiale de 2013, celle qui succéda à la légendaire Edith Bosch aux commandes des -70 kg oranje – et aura contraint par ricochet au changement de nationalité ses contemporaines Linda Bolder et Esther Stam, qui défendirent respectivement les couleurs d’Israël et de la Géorgie -, aura remporté dans l’intervalle quatre titres européens, quatre Masters et une floppée de tournois internationaux. Une série de blessures – ainsi que la régularité de métronome de sa rivale nationale Sanne van Dijke à l’approche des JO de Tokyo, doublée d’une résilience de cette dernière rendue hors normes par une succession de drames personnels survenus pendant le premier confinement – mettra un terme à cette décennie bénie. Le 23 mai 2022, Kim Polling et son compagnon, le -81 kg italien Andrea Regis, devenaient parents d’une petite Aurora. Une pause maternité qu’elle a bien entendu pris soin de bordurer très en amont et de structurer quotidiennement. « Le judo m’a appris à me contrôler et à concentrer mon énergie pour la transformer en puissance. »

La triade symptomatique

Ça c’est pour le sport. Qu’en dit la science ? Pour avoir un ordre de grandeur, le TDAH concernerait « 5,9 % des jeunes et 2,5 % des adultes », selon les conclusions de la Déclaration de consensus international de la Fédération mondiale du TDAH, citée en mars 2022 par un article de Lilas Pepy paru dans le quotidien français Le Monde. Toujours selon cet article, « les femmes auraient davantage une forme inattentive qu’hyperactive du TDAH et seraient sous-diagnostiquées. Les études épidémiologiques chez l’enfant donnent un rapport d’environ une fille pour trois garçons porteurs d’un TDAH. »

Pour synthétiser et ne pas s’éparpiller dans l’éternel débat entre « alarmistes » et « rassuristes », les professionnels de la profession s’appuient surune fameuse triade symptomatique pour décrire ce trouble dont l’origine est en partie héréditaire et en partie liée à des facteurs de risque environnementaux. Le TDAH se caractérise ainsi par « un trouble tridimensionnel associant inattention, hyperactivité et impulsivité, amorce Nadège Cambon en page 29 d’un passionnant mémoire présenté en juin 2021 à l’Institut de formation en psychomotricité de la Pitié-Salpêtrière, à Paris, en vue de l’obtention du diplôme d’État de psychomotricienne. Puis elle précise : « L’attention est définie par William James (1950) comme ‘la sélection sous forme claire et précise d’une information ou d’un événement extérieur à la pensée et son maintien dans la conscience’. L’hyperactivité, ou instabilité psychomotrice, correspond à l’incapacité à rester en place dans une situation de contrainte : c’est une agitation désorganisée et sans but. L’impulsivité est définie par une incapacité à inhiber une réponse, se manifestant par une réponse trop rapide aux stimuli, souvent inadaptée ou exagérée (Bouvard, 2016). »

Translaté vers l’écosystème judo, cet exposé succinct a trouvé ces dernières années une incarnation en or, en la personne d’Arthur Clerget. Le trentenaire français est le cadet d’une famille où avoir la ceinture noire et expérimenter le haut niveau sont l’équivalent des médailles d’or autour du cou du nageur Michael Phelps : cela semble aller de soi. Champion de France junior, cinquième aux mondiaux juniors puis double finaliste des championnats de France sénior, pour un titre, pilier des épopées nationales de son club de Sucy Judo, l’ancien -73 kg français, formé comme sa sœur Chloé et son triple médaillé mondial et olympique de frère Axel dans le fief parental de Marnaval, s’est découvert un TDAH à l’âge de vingt-six ans. Cette prise de conscience tardive a généré chez lui un radical vœu de réorientation professionnelle, afin de creuser cette question et toutes celles qu’elle induit. Exit ses cursus post-bac d’avant. Le voici sur le chemin de l’étude de la psychomotricité, synthèse d’observations et d’intuitions « empiriques », d’une part, et d’une veille intense sur tout ce qui a trait à ce sujet, d’autre part. En toile de fond, cette question existentielle : « dans quel endroit de la société peut-on explorer et contenir notre agressivité/impulsivité dans un cadre sécurisant, contenant et valorisant ? » Un questionnement en passe de devenir majuscule pour de plus en plus de personnes, au sortir des récentes expériences globales de confinement.

Un cerveau qui « ne s’allume pas pour la bonne chose au bon moment »

La lecture de l’ébauche des recherches académiques d’Arthur Clerget est particulièrement éclairante. Sincère et transparent, le troisième dan y aborde différents aspects de ce que cette réalité recouvre. Page 11 : « Le sport de haut niveau est générateur de certaines pathologies du temps et de l’agir mais j’émets l’hypothèse que le milieu de la compétition appelle ou profite des sujets en besoin d’agir. J’avancerai simplement qu’il est en miroir du rythme sociétal. » Page 14 : « J’ai réalisé que j’avais des difficultés à intégrer le rythme de travail du groupe, qui était selon moi parfois trop lent. Par ailleurs, j’avais aussi de grandes difficultés à me rendre attentif aux cours magistraux en amphithéâtre, sur de longues plages horaires, et assurer une qualité d’attention de plusieurs jours pour apprendre. Il faut considérer que depuis les quinze dernières années, j’ai profité d’aménagements de scolarité, durant mes années lycée tout comme dans mon précédent cursus universitaire, afin de me libérer du temps pour ma pratique sportive. Une fois arrivé en école de Psychomotricité, j’ai fait le choix d’une scolarité sans aménagements, et c’est à ce moment que des difficultés comportementales sont apparues, le plus souvent en lien avec une recherche de stimulation. »

Page 15 : « Le trouble déficitaire de l’attention et de l’hyperactivité ne fait pas consensus, ni dans la profession des psychomotriciens, ni chez les psychologues et les psychiatres. Ce trouble est très complexe à concevoir, diagnostiquer et traiter. » Page 16 : « Pour comprendre ce que cette maladie implique il faudra comprendre ses retentissements dans le quotidien, classifiés selon trois symptômes : l’inattention, l’hyperactivité, et l’impulsivité. C’est la capacité importante d’arriver à faire attention au bon moment à la bonne chose dans la vie qui est le point principal qui dysfonctionne chez les TDAH. On peut dire que notre cerveau ne s’allume pas pour la bonne chose au bon moment. »

Page 17 : « Le sport de haut niveau appelle, ou entretient bon nombre de profils comme le mien, puisque la dépense énergétique et motrice quotidienne vient canaliser cette recherche de sensations excessive. » Page 19 : « Durant ces dix dernières années, la gestion de mon temps et de mon énergie était à la fois structurée vers un but commun par toute mon équipe, mon hyperactivité était récompensée et mon temps planifié et structuré par d’autres. Certains auteurs décrivent le TDAH adulte comme un déséquilibre entre la charge mentale de sa vie et la capacité à la gérer. » Page 45 : « ‘Le maître c’est l’élève’ ai-je entendu dans un dojo. ‘Le patient est le maître’ m’a-t-on appris en salle de pratique Jean Bergès à la Pitié-Salpêtrière… Durant toutes ces années d’études, j’ai cherché le savoir, j’ai vu le savoir-faire, je découvre maintenant le savoir-être thérapeutique. »

Être au clair sur sa propre obscurité

Féru de citations, Arthur Clerget en saupoudre allègrement ce mémoire de dernière année de psychomotricité. Trois d’entre elles marquent particulièrement et disent un cheminement. Il en va ainsi de l’introspection vue par le médecin psychiatre suisse Carl Gustav Jung (« Ce n’est pas en contemplant la lumière que l’on devient lumineux, mais en portant son regard sur sa propre obscurité, ce qui est beaucoup plus impopulaire parce que beaucoup plus difficile”), du rapport au temps selonl’écrivain japonais Miyamoto Musashi (« Fais de l’impatience ton pire ennemi »), ou du rôle de la psychomotricité d’après le neuropsychiatre et psychanalyste français Jean Bergès : « C’est de mettre le corps à l’endroit où l’enfant peut dire ‘je’. »

Dans un article écrit à quatre mains par les cofondateurs de ADHDadultUK, un groupe de soutien dirigé par des pairs pour les adultes atteints de TDAH, et publié en août 2021 sur le site The Conversation, le Britannique James Brown, professeur associé en biologie et science biomédicale à l’université d’Aston, explique ce qu’implique concrètement pour lui le fait d’être un adulte diagnostiqué TDAH : « Au quotidien, j’oublie beaucoup de choses simples, comme l’endroit où j’ai laissé mes clés ou de fermer le robinet lorsque je remplis la baignoire. J’ai énormément de mal à contrôler mes émotions, et en particulier le rejet. Par exemple, lorsque personne n’a ri à une blague que j’ai faite sur mon TDAH dans un groupe de messagerie pour cadres supérieurs, j’ai voulu quitter mon emploi. Je suis tout à fait incapable de garder l’attention lors de réunions ou de séminaires et je fais des achats impulsifs. » Alex Conner, le co-auteur de l’article, maître de conférence en communication en sciences biomédicales à l’université de Birmingham, et lui aussi diagnostiqué sur le tard, ne dit pas autre chose : « Mes principaux défis restent la hiérarchisation des tâches en fonction de leur importance (au lieu de leur caractère excitant) et un comportement anti-autorité assez extrême (parfois appelé défiance oppositionnelle). Je suis également un terrible spectateur, qui a du mal à assister à des conférences ou à rester assis au théâtre – cela peut même être ressenti comme une douleur physique. » Le cheval de bataille des deux chercheurs ? « Il est essentiel de comprendre ce trouble chez l’adulte, de le prendre plus au sérieux, de le faire connaître et d’investir dans des services permettant d’améliorer les délais de diagnostic. Le diagnostic ouvre la voie au traitement, qui peut avoir un impact considérable sur la vie avec le TDAH, notamment en améliorant l’estime de soi, la productivité et la qualité de vie. » L’enjeu sociétal est considérable car, selon l’article précité de mars 2022 du quotidien Le Monde, « plus de 50 % des adultes avec un TDAH présentent des troubles anxieux, un tiers des dépressions et un quart des troubles de la personnalité. »   

Au printemps 2022, à l’initiative d’Arthur Clerget, nous avons rencontré en France deux pointures de ces thématiques. Le premier, Vania Herbillon, est psychologue spécialisé en neuropsychologie au service Épilepsie, sommeil et explorations fonctionnelles pédiatriques à l’Institut des épilepsies de l’enfant et de l’adolescent (Idée) à l’hôpital Femme-mère-enfant près de Lyon. Le second, Jean-Philippe Lachaux, est chercheur en neurosciences cognitives et directeur de recherche au centre de recherche de Lyon de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Le temps d’un café dans le jardin ombragé du très studieux bâtiment 452 de l’Inserm, l’échange s’enclenche. Les deux hommes prennent soin d’éviter de jargonner. Mieux : ils essaient de rester accessibles. Leur regard croisé est aussi érudit qu’ouvert aux hypothèses sur ce sujet. Il faut dire que la révolution numérique de ce début de XXIe siècle, doublée de la distanciation physique induite par deux années de pandémie, ont remis sur le devant de la scène les questions de l’attention. Une thématique centrale dans les travaux de Jean-Philippe Lachaux, expert ès « décrochage attentionnel » et autres « facteurs précoces de distraction », auteur d’ouvrages comme Le Cerveau attentif, Les Petites bulles de l’attention (se concentrer dans un monde de distractions), La Magie de la concentration ou Le Cerveau funambule. Ce polytechnicien est aux manettes depuis 2014 avec quelques enseignants du programme ATOLE (ATtentif à l’écOLE), dans le cadre duquel les élèves apprennent à développer « une robustesse par rapport à tout ce qui peut faire dévier ».

 « L’attention, c’est la connexion à autrui, ce qui fait contact quand il n’y a pas de contact, formule-t-il d’emblée. Y parvenir est source de satisfaction et donc de confiance. C’est très positif. De ce que vous me dîtes tous les deux, le judo a donc tout à voir avec l’éducation à l’attention. L’attention conjointe à ses propres gestes et à ceux de l’autre. Une attention au groupe et décuplée par lui. L’enfant ici est nourri affectivement par le collectif. » Vania Herbillon, judoka lui-même dans une autre vie, nuance néanmoins : « En soi, le judo est effectivement un sport collectif. Il n’est en revanche pas fait pour tout le monde : d’une part parce que certains TDAH n’aiment pas le sport, et d’autre part parce que, en plus des facteurs environnementaux et familiaux qui minorent ou majorent le TDAH, il faut aussi avoir la chance de tomber sur le bon professeur. C’est une discipline qui convient bien aux impulsifs, en revanche. Ne pas réfléchir avant d’agir expose aux réprimandes et donc, d’une certaine manière, à la confrontation. Ça peut être pertinent de canaliser dans ces tuyaux-là l’énergie générée par l’état émotionnel qui en résulte. »

Dans l’absolu, le sport en général et le judo en particulier ne sont pas toujours la première préconisation du praticien. « Lorsque l’enfant est par trop inattentif, poursuit Vania Herbillon, cela va se retrouver dans son rapport au groupe, et ceci vaut en sport tout autant qu’à l’école. Déjà qu’à l’école le sentiment d’exclusion peut arriver vite, s’il faut en plus retrouver en sport les mêmes conséquences problématiques pour la confiance en soi, autant préserver l’enfant. » Et le chercheur de jouer au jeu des sept différences entre la vie scolaire et le tatami, insistant par exemple sur certaines spécificités martiales bien connues des dojos (où l’arrivée d’un retardataire entraîne parfois tout le groupe à faire des pompes, une pédagogie stricte peu envisageable en classe), ou sur l’importance de la guidance de l’entourage : « Beaucoup de choses se jouent dans le regard des parents et des enseignants. »  Jean-Philippe Lachaux, lui, préfère insister sur la nécessité de penser l’attention comme un réseau, où tout est d’abord affaire d’équilibre et de complémentarités. « La distraction est aussi une forme de l’attention, mais une attention qui n’intervient pas au bon moment. »

Un juste milieu à trouver

Et la médication, dans tout cela ? Selon le site canadien Tdah.ca, qui centralise les recherches de « professionnels en première ligne en éducation, en santé et en services sociaux », la médication pour aider les enfants TDAH consiste en « des stimulants cérébraux qui activent la sécrétion de neurotransmetteurs, notamment de la dopamine ». Elle n’est toutefois « pas la solution corrective complète », attendu que « la Ritaline et le Concerta sont les médications les plus utilisées pour le TDAH », qu’elles sont efficaces « dans 79 % des cas » mais qu’il sera « toujours nécessaire que l’élève ou l’enfant travaille plus fort que les autres ». Le site avertit que « ces médications appartiennent principalement à la famille des amphétamines » et qu’elles « demeurent toujours l’objet d’une controverse au niveau de leur utilisation et de leurs effets secondaires. » En athlétisme, c’est précisément pour un traitement au méthylphénidate, la molécule à la base des médicaments précités, que le sprinteur américain Justin Gatlin fut contrôlé positif en début de carrière, incident qui, ajouté à un second contrôle positif quelques années plus tard, jeta un voile de suspicion sur l’ensemble de ses performances à son retour de suspension… En 2016, juste après les JO de Rio où elle venait de remporter cinq médailles dont quatre titres, la gymnaste américaine Simone Biles avait pour sa part dû justifier d’avoir bien fourni une autorisation d’usage de méthylphénidate à des fins thérapeutiques pour soigner son TDAH après que les Fancy Bears, des hackers russes, aient révélé des informations médicales confidentielles la concernant. « Simone a rempli les formulaires adéquats par rapport aux demandes de l’Agence américaine antidopage (USADA) et de l’AMA, il n’y a pas de violation. La Fédération internationale de gymnastique, le Comité olympique américain et l’USADA l’ont confirmé » furent les termes employés par la Fédération américaine de gymnastique, venue au soutien de son icône égratignée.

Ce constat de prudence est partagé par le psychanalyste français Sébastien Ponnou, maître de conférence en Sciences de l’éducation à l’université de Rouen-Normandie. L’universitaire tire la sonnette d’alarme dans une tribune publiée en mars 2022 sur le site The Conversation, au titre explicite : « TDAH : la dangereuse explosion du traitement médicamenteux de l’enfant ». Selon ses recherches, « cette augmentation se double d’un allongement considérable des durées de traitement : la durée médiane de la consommation chez les enfants de 6 ans en 2011 était de 5,5 ans et jusqu’à plus de 8 ans pour 25 % d’entre eux. Plus préoccupant encore : les enfants les plus jeunes sont ceux pour lesquels les durées de traitement sont les plus longues. Ces durées sont sans comparaison avec celles mises en exergue dans le courant des années 2000 : la ligne médiane de prescription de [méthylphénidate] chez l’enfant en 2005 en France était alors de 10,2 mois. »

C’est peu de dire que la communauté scientifique est divisée sur cette thématique de la médication. Pour Vania Herbillon par exemple, la France reste frileuse sur la question, et ceci pour une raison simple. « En France nous sommes très en retard car ce sujet a longtemps été nié. Comme pour la dyslexie, le carcan de la psychanalyse a par exemple beaucoup culpabilisé les mères, et s’est avéré être un frein lorsqu’il s’est agi d’envisager l’origine neurobiologique de ce trouble. Qui plus est, nous sommes encore très prudents quant au recours au méthylphénidate car les effets secondaires de cette molécule méritent d’être encore étudiés… Les Anglo-saxons, eux, médicamentent plus facilement… avec, forcément, le risque de dérive vers un côté business. Il y a un juste milieu à trouver et là-dessus le Québec est très intéressant comme modèle puisque la psychoéducation et la guidance sont au centre du traitement. »

Le Canada, justement. En 2021, les Américains Peter Mortimer et Nick Rosen ont consacré leur saisissant documentaire The Alpinist à essayer de comprendre d’où venait la quête d’absolu du Canadien Marc-André Leclerc, alpiniste de l’extrême disparu à vingt-cinq ans, à la toute fin du tournage, au retour d’une expédition en Alaska. Le très digne témoignage de Michelle Kuipers, la mère du grimpeur, est particulièrement éloquent : « Quand [Marc-Antoine] est arrivé dans ce monde, on ne peut pas dire qu’il soit parfaitement entré dans le moule. Il avait un TDAH. Il avait du mal à rester en place et le système éducatif ne lui convenait pas. […] Il débordait d’énergie et aimait apprendre mais il perdait le plaisir d’apprendre et d’aller à l’école. Donc j’ai sauté le pas et l’ai scolarisé à la maison pendant un certain temps [avec cours jusqu’à midi puis sorties en forêt l’après-midi]. […] Si on ne laisse jamais un enfant libre de vivre ses aventures, il n’apprendra jamais qui il est, quelles sont ses forces ou ses faiblesses, et ce dont il est capable. » Une approche en phase avec celle dudit Marc-Antoine, qui déclare dans le film avoir vécu chaque retour au lycée comme une « incarcération » : « Quand je pars à l’aventure dans les montagnes, la vie devient incroyablement simple. Je suis totalement focalisé. Je n’ai plus la capacité de concentration d’un écureuil. J’ai l’esprit calme et je suis en contrôle. »

Quid des sports d’intérieur ? Champion du monde cadets en 2013 et solide espoir de l’équipe unifoliée sur la route des JO 2024, l’international canadien Louis Krieber-Gagnon donne son point de vue de judoka sur la question : « Des troubles de l’attention m’ont été diagnostiqués à l’âge de douze-treize ans. Mes parents m’ont emmené consulter car j’avais des troubles du comportement et j’étais impulsif, notamment à l’école. Au primaire et au début du secondaire, mes profs se plaignaient de mon attitude ou de mes gestes. À chaque rencontre de parents, il y avait toujours des problèmes à leur faire part, car je faisais des bêtises avec les amis. Je me faisais souvent sortir de classe et j’avais souvent des retenues à faire après l’école. Cette impulsivité se manifestait par le fait que mon attention était captée par les choses les plus voyantes ou excitantes, et par le fait que je ne pensais jamais aux conséquences de mes actes. Mes parents ont donc voulu briser ces automatismes pour ne pas que ça empire à mesure que j’avance en âge. Je faisais déjà du judo mais il est devenu la solution avec le sport-études. L’école, c’était long et ennuyeux. Grâce au sport-études, je pouvais passer moins de temps à l’école et faire davantage de judo. C’était la solution parfaite pour me garder occupé et réduire les chances que je fasse des bêtises. À la place de traîner dehors avec mes amis après l’école, j’étais au judo. Le week-end, j’avais souvent des compétitions ou j’étais trop fatigué de ma semaine pour flâner dehors. En complément, je prenais du Concerta. Le judo a beaucoup aidé à mon développement. J’ai acquis de très belles valeurs de vie. J’ai développé une certaine discipline que je doute que j’aurais apprise autrement, et j’ai appris à me donner des objectifs. De plus, le judo m’a permis de développer un nouveau cercle d’amis qui m’a éloigné de mauvaises fréquentations. »

Attention à l’attention

Fin octobre 2020 en Hongrie, après un semestre d’arrêt total, le circuit international de judo a peu à peu repris ses droits. Bulle sanitaire, quarantaine à l’arrivée, jauge limitée aux seuls acteurs des compétitions, pédiluve de gel hydroalcoolique à l’entrée du tatami, masques à porter juste avant et juste après le combat, interdiction des poignées de main… Ce contexte lunaire a aussi permis, pour qui s’intéresse à la thématique de l’économie de l’attention, d’observer de façon éclatante en tribunes un phénomène qui, jusqu’alors, était noyé par l’effervescence des spectateurs occasionnels – donc enthousiastes – des tournois. Désormais dispersés et aisément identifiables dans des gradins clairsemés, les combattants de la veille, du jour ou du lendemain, seuls autorisés dans l’enceinte sportive avec les officiels et quelques très rares journalistes, se détachaient désormais sur les écrans de streaming des internautes du monde entier. Une chose frappait : leur difficulté à s’intéresser aux combats qui se déroulaient sous leurs yeux. Lassitude ? Épuisement au sortir de veillées d’armes souvent harassantes pour s’acquitter des multiples contraintes d’un protocole sanitaire en perpétuelle évolution ? Ou authentique pli générationnel en germe depuis longtemps et exacerbé à la faveur du confinement ? Toujours est-il que rares étaient ces combattants à ne pas avoir leur attention happée par leur téléphone cellulaire. Boucles WhatsApp, stories Insta, notifications Snapchat : en sortie de confinement, la distraction numérique et le scrolling semblaient – semblent – désormais incessants. Même assis aux premières loges d’une compétition à laquelle le reste de la planète judo rêverait d’assister. Cette réalité dit beaucoup d’une époque suralimentée en sollicitations brèves et gratifiantes, où s’engager sur un effort de longue haleine recueille, au mieux, un clin d’œil amusé.

Le constat rejoint en plein les observations d’Arthur Clerget. Ramenées au triptyque symptomatique hyperkinésie, inattention et impulsivité, elles conduisent le Français aux formulation suivantes :

  • de un, « on parle souvent de ‘l’illusion de l’hyperactif’, qui résulte d’un semblant de maîtrise de son corps. Or, en regardant de plus près ou en lui faisant passer des tests normés sur ses habiletés motrices, il en ressort bien souvent de grandes difficultés du contrôle moteur, notamment par incapacité à inhiber les muscles ou les gestes impertinents à la tâche recherchée. Or, en judo, nous passons le plus clair de notre temps à éduquer le geste du pratiquant, avec des consignes claires et en le plaçant dans sa ‘zone proximale d’apprentissage’, c’est-à-dire à un niveau ni trop élevé, qui génèrerait de la frustration ou de l’agitation, ni trop bas car cela ne l’intéresserait pas » ;
  • de deux, justement, « les pédagogues de notre art martial ont le don de capter l’attention des enfants en énonçant clairement ce qu’ils maîtrisent, tout en favorisant la motivation par de petits objectifs atteignables et en attribuant des temps de pause pour laisser se sédimenter l’ensemble – chose qui n’est pas assez cultivée, hélas… Cela fonctionne même si les ressources attentionnelles sont limitées voire dépassées. L’enfant que j’ai été, qui n’a pas toujours tout saisi à la consigne parfois trop longue, pouvait toujours se rattraper en faisant appel à l’imitation, qu’il s’agisse du professeur ou du groupe de pairs » ;
  • de trois, enfin : « sur le plan cognitif ou comportemental, les signes d’appels les plus bruyants – trouble du comportement, agressivité, intolérance à la frustration, aversion au délai…- sont très vite encadrés au plan éducatif par les conditionnements opérants, très puissants dans cet art martial. Le renforcement peut être négatif lorsque le Code moral et ses valeurs sont outrepassés : brimades, punition, exclusion, rappel à l’ordre, le tout étant corrélé à l’image très stricte attribuée aux professeurs de judo, garants de ce cadre très japonais… Le renforcement peut en revanche être positif lorsque les comportements attendus sont respectés. Qui plus est, nos rites sociaux de salut génèrent un sentiment de cadre et de contenance très clairs, même si le plus important se cache dans le sentiment de respect du partenaire. »

En mars 2022, à Lyon, France, la Fondation Neurodis avait organisé dans le cadre de la Semaine du cerveau une conférence autour de l’attention des enfants, en présence de Marine Thieux, doctorante en neurosciences, et du neuropsychologue Vania Herbillon. Après avoir circonscrit le cadre du débat, les deux scientifiques ont livré leurs préconisations pour favoriser l’attention des enfants ainsi que les leviers pour y parvenir.

Cadre du débat. 1)« L’attention est un prérequis indispensable pour les apprentissages, la régulation des émotions et l’intégration sociale » ; 2) « Il y a trois types d’attention : l’attention automatique (réflexe), l’attention volontaire (demande un effort) et l’attention flottante. Être attentif correspond à une recherche permanente d’équilibre entre des forces attentionnelles qui ont des objectifs opposés » ; 3) La vigilance est notre état d’éveil optimal, devant la somnolence et le sommeil. « La pression de sommeil et le rythme circadien influencent la vigilance, qui sous-tend les mécanismes d’attention. Les préserver, c’est prendre soin de notre attention et de celle de nos enfants. »

Préconisations. Pour favoriser l’attention des enfants, il faut leur « donner un objectif clair », en « organiser et planifier les étapes », « sélectionner les informations pertinentes », réduire les stimuli extérieurs, privilégier l’attention sur une courte durée, éviter le multitâches et automatiser les procédures : « répéter les phases d’apprentissage pour libérer les ressources attentionnelles. »

Leviers. Pour favoriser ce qui précède, les deux scientifiques recommandent un « sommeil qualitatif et quantitatif », un temps limité d’exposition aux écrans, un soutien aux activités physiques et culturelles, des « cycles réguliers d’alimentation, d’activités sportives et sociales » ainsi qu’un temps pour le travail, un temps pour le calme et un temps pour l’ennui.

Alors le dojo, écrin idéal pour traiter un TDAH ?

Arthur Clerget, encore, livre son ressenti face à ce que d’aucuns voient, aussi, comme une stratégie de compensation. « Je crois que le judo est un cadeau pour les TDAH. À mes yeux, le traitement de cette population est une question d’identité. L’étiquette du boulet, celle du bagarreur ou celle du cancre peut coller à la peau longtemps et fragiliser l’estime de soi. Or le judo peut justement renforcer cette estime, par le biais notamment du groupe, de l’opposition et de la compétition. C’est l’histoire de bon nombre d’hyperactifs envoyés dans les dojos. Certains persévèrent dans cet espace pour y devenir professionnels, professeurs ou athlètes. Le dojo est un espace social où les hyperactifs sont valorisés, là où l’école leur renvoie une image d’eux-mêmes de décrocheurs ou d’enfants inadaptés. Tout dépend du cadre et du contexte dans lequel on évolue. »À haut niveau, la problématique est encore décuplée. Pour l’ancien international, qui énumère en off nombre de partenaires côtoyés dans un passé pas si lointain comme étant des « TDAH qui s’ignorent »,  « les structures de sportifs de haut niveau regorgent de ces profils qui n’osent plus ou ne croient plus à un autre modèle d’épanouissement que le sport, tout en étant massivement en décrochage scolaire. »À la fois « cruel et élitiste » mais aussi ultra-protecteur (« soulagement des fonctions exécutives, environnement très accompagnant et très structurant qui éclate à l’arrêt de la carrière… »), le sport de haut niveau rend complexe par essence le processus de reconversion et de retour à la vie « normale »… Anyway. La grande leçon des sports de combat est que, si combat il y a, il est antérieur, un peu, et intérieur, beaucoup. Le TDAH en est un redoutable exemple. – Anthony Diao

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