Il était une fois en Hongrie

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Anthony Diao Judoka depuis 1986 et ceinture noire depuis 1995, ce journaliste français né aux Etats-Unis a grandi à cheval sur trois continents. Titulaire d’une Maîtrise en Droit international, il écrit en français, en anglais ou en espagnol pour différents supports depuis 2003 (sport, culture, société, environnement), dont le bimestriel français L’Esprit du judo auquel il collabore depuis février 2006 et son n°2. Auteur de reportages en immersion d’Afrique du Sud en Pologne en passant par Cuba, la Russie, l’Ukraine en guerre ou la Slovénie, il a aussi été le sparring et l’interprète d’Ilias Iliadis lors de son premier séminaire à l’Insep de Paris, le portraitiste au long cours de judokas anonymes comme de figures incontournables (Ezio Gamba, Jeon Ki-young, Ronaldo Veitía…), et a suivi quotidiennement de 2013 à 2016 des athlètes comme Antoine Valois-Fortier ou Kayla Harrison dans le cadre d’un feuilleton intitulé la World Judo Academy. Sa ligne directrice ? Traiter les champions olympiques et les ceintures blanches avec un respect identique – « accorder à chacun la même attention que si j’écrivais à propos de mon père ou de ma mère ». Photo ©Xavier Nuer

 

Il était une fois en Hongrie

Hôte des premiers championnats du monde senior de l’olympiade menant à Tokyo 2020, la Hongrie et son judo sont riches d’une histoire complexe et tourmentée. Aperçus d’un puzzle en perpétuelle (dé)construction.

Vingt-six ans après les championnats d’Europe de Debrecen et quatre ans après ceux sis dans la même Laszlo Papp Sportarena, Budapest a accueilli du 28 août au 3 septembre 2017 les 33es championnats du monde de judo. Une édition placée sous le signe de la quête d’une 25e médaille à ce niveau pour les judokas locaux, la première depuis l’argent du -90kg Krisztián Tóth en 2014 à Chelyabinsk. Un challenge a priori à la portée de cette équipe à l’effectif pléthorique, l’une des six seules avec le Japon, la France, la Mongolie, le Brésil et la Corée du Sud à avoir été en mesure d’aligner le maximum de combattants autorisés par le règlement, à savoir neuf chez les féminines et autant chez les masculins. Le résultat final ? Trois places de 5e en -81, -90 et +100 kg chez les garçons, aucun Top 7 chez les filles. Une 25e place au classement des nations inversement proportionnelle au pedigree de certains athlètes et à la ferveur populaire observée dans la salle à chaque entrée en lice d’un combattant du cru – la palme revenant à la troisième matinée de compétition lors de l’enchaînement des combats de la -57 Hedvig Karakas et du -73 Miklos Ungvari. Sur le papier, une semi-déception pour un pays de 13300 licenciés répartis en 312 écoles de judo, selon les chiffres rapportés par la brochure officielle de la compétition. Dans les faits, un résultat à relativiser eu égard aux forces en présence – 728 combattants venus de 126 pays, dont un Japon et une Mongolie raflant à eux seuls et avec leurs 36 combattants 18 des 56 médailles individuelles en jeu. Pour rappel, en 1981 et 2013, la Hongrie n’avait à chaque fois ramené « que » trois médailles de « ses » championnats d’Europe à domicile.

Entités. Ces mondiaux 2017 furent aussi l’occasion de voir de près comment était structurée l’équipe nationale hongroise. Ou plutôt : comment sont structurées les entités composant l’équipe nationale hongroise. Car s’il est une chose qui frappe au fil de ces sept jours de compétition, c’est l’autonomie de fonctionnement des binômes entraîneurs-athlètes qui constituent l’équipe au survêt violet et blanc et au T-shirt turquoise ou orange pastel. « Cela remonte à quelques années », explique Szandra Szögedi, une -63kg installée à Londres, hongroise de naissance célèbre pour avoir disputé les JO de Rio sous les couleurs du Ghana, et bien connue des internautes pour ses commentaires lors des retransmissions en streaming pour le site de l’Union européenne de judo. « Jusqu’aux Jeux d’Athènes, poursuit-elle, l’équipe nationale s’entraînait quotidiennement au Centre de Tata, à une heure environ de Budapest. » L’entraîneur en chef était alors l’Allemand Ferenc Németh. Sous sa houlette – et selon un entretien qu’il accorda à un confrère allemand en mai 2012 -, l’équipe de Hongrie remporta « 35 médailles européennes et mondiales ». Une réussite qui s’accompagnait régulièrement de discussions houleuses avec les entraîneurs de clubs, chacun cumulant une déjà très forte personnalité avec la ferme et constante conviction d’avoir raison. Le résultat ? Au lendemain de JO d’Athènes une nouvelle fois en deçà des attentes nationales – zéro médaille, comme à Atlanta et Sydney ainsi qu’aux mondiaux de Chiba, Paris, Birmingham et Osaka – la Fédération décida pendant quelques mois de laisser les commandes de l’équipe nationale à certains de ces entraîneurs de clubs. Mais les vieux clivages sont tenaces. Alors, plutôt que de laisser les clés d’un camion aussi sensible que celui de l’équipe nationale à un seul entraîneur en mode « un contre tous, tous sur un », la Fédération propose alors aux clubs le deal suivant : « Vous voulez avoir la main ? Alors prenez la main et faisons l’essai : vous vous formez chacun de votre côté et avez pour unique impératif fédéral de vous retrouver une fois par semaine pour un entraînement en commun avec le reste de l’équipe nationale. Soit vous réussissez, et à ce moment-là nous continuerons sur ce mode de fonctionnement. Soit vous échouez, et là c’est nous qui reprendrons la direction des opérations. » Douze ans, deux médailles olympiques, treize médailles mondiales et 39 médailles européennes plus tard – dont sept, record absolu, lors de la campagne de Vienne en 2010 -, il faut croire que le système fonctionne. En tout cas si la Hongrie n’est pas dans le peloton de tête des nations mondiales, elle reste un pays avec qui il faut compter, et ce en dépit de ses divisions.

Clubs. « Pour nous, cela permet d’individualiser au maximum notre préparation et d’organiser nos déplacements au plus près de nos attentes » loue ainsi la -48 Éva Csernoviczki, l’actuel plus gros palmarès de l’équipe avec ses dix médailles européennes consécutives (série en cours), sa médaille mondiale de 2011 et son bronze olympique de Londres – remporté sans coach puisque son père Csaba et sa faconde véhémente furent priés de baisser d’un ton et de suivre la fin du combat pour le bronze depuis les tribunes. « Pour autant, un seul entraînement par semaine tous ensemble, c’est insuffisant si nous voulons à terme combler le fossé qui sépare l’élite de la base », estime la désormais trentenaire de Tatabánya, à 60 km à l’ouest de Budapest, elle dont le regard clair s’inquiète déjà pour la génération d’après. Son club fait partie de la demi-douzaine qui constituent aujourd’hui l’ossature du judo hongrois. Les autres ? Il s’agit des militaires du Honved de Budapest (BHSE) entraînés par Péter Toncs et où évoluent ou sont passés notamment Bertalan Hajtós, Anett Breitenbach (née Mészáros), Hedvig Karakas, Dániel Hadfi, Kriszán Szabolcs ou Gábor Vér. Il s’agit aussi du KSI SE Judo Szakosztályának entraîné par Gábor Pánczél et d’où sont entre autres issus Abigél Erdélyi-Joo et Krizstián Tóth. Le troisième QG de Budapest, en nette perte de vitesse depuis quelques années, est l’Újpesti Toma Egilet (ÚTE) de Sándor Illés, par où sont passés nombre de cadors dans un passé encore récent. Hors capitale et hors le fief Csernoviczki à Tatabanya, le club de Paks de l’incontournable László Hangyási, à 120 km au sud de Budapest, a notamment vu passer Barna Bor, Miklós Cirjenics ou László Csoknyai mais surtout, quelques années avant, Antal Kovács, Ákos Braun et Anett Breitenbach, respectivement champion olympique, champions du monde et quadruple médaillée mondiale. Enfin, le club de Cegléd, à une centaine de kilomètres au sud-est de la capitale, est le fief des insubmersibles frères Ungvári et de leur entraîneur Tamás Biró.

Ajustements. Si le judo hongrois est affaire de géographie, il est également affaire d’histoire(s). En 1956, année des tout premiers championnats du monde de judo, l’URSS réprimait par la force un mouvement de contestation favorable aux velléités d’indépendance du Premier ministre Imre Nagy. 61 ans plus tard, comme un symbole, MM. Poutine et Orbán, ci-devant les Président russe et Premier ministre hongrois, mirent un point d’honneur à assister côte à côte en tribunes au premier bloc final de ces premiers championnats du monde sur le sol magyar. 1989 et la chute du Rideau de fer sont passés par là. Si le chaos qui en découla apporta malgré tout son lot d’heureuses surprises – le doublé JO-mondiaux en 1992 et 1993 d’un -95kg de 20 ans, le junior Antal Kovács -, il charria aussi nombre d’ajustements peu évidents. « Il nous fallait travailler le matin avant l’entraînement puis courir l’après-midi pour démarcher les sponsors et pallier ainsi aux coupes budgétaires brutales, le gouvernement ayant alors d’autres priorités », se remémore Péter Toncs, né en 1974 et donc de cette génération dont les meilleures années furent sacrifiées sur l’autel de cette transition géopolitique délicate. « Heureusement depuis 2011 le gouvernement parvient à aider davantage les clubs pour les entraînements et les stages » poursuit celui qui est devenu entraîneur dès l’âge de 24 ans et dont l’élève Hedvig Karakas confiait il y quelques années son bonheur simple de pouvoir enfin « programmer un stage au Japon ». Et que dire de la comète Zsusza Nagy ? Exhumée au printemps 2017 des archives continentales à la faveur de l’avènement à Varsovie d’une Ukrainienne de 16 ans, Daria Bilodid, dont beaucoup se demandaient si elle ne devenait pas à cette occasion la plus jeune championne d’Europe de l’histoire, la réponse fusa de la banque de données Judo Inside : non, le record appartient depuis 1991 à une Hongroise alors âgée de 15 ans, à la carrière aussi éphémère que désarçonnante, puisque quelques mois plus tard elle tournait définitivement le dos à la discipline. « C’était des années dures », se souvient aujourd’hui celle qui dit n’avoir remis les pieds dans le monde du judo qu’en intégrant l’équipe d’organisation des championnats d’Europe 2013 et des championnats du monde 2017. « Un an avant mon titre européen, le dernier champion d’Europe  du judo hongrois, László Tolnai, avait eu en récompense un appartement. Moi, mon titre à Prague m’a tout juste rapporté de quoi m’acheter un vélo. » 7e deux mois plus tard aux mondiaux de Barcelone – battue par la Française Cathy Fleury, tenante du titre et future championne olympique -, la cadette de l’équipe nationale pour les JO de Barcelone vit mal, à 16 ans et en raison de son potentiel, le fait de ne pas avoir de budget pour être accompagnée par son entraîneur ou le sparring de son choix sur une échéance aussi importante. Eliminée prématurément en Catalogne, elle se régénère en partie en octobre en prenant la 3e place aux mondiaux juniors de Buenos Aires mais, sommée de mettre de l’eau dans son vin quant à ses exigences lors d’un stage de fin d’année, elle perd définitivement le goût et en reste bientôt là, à 17 ans, au lendemain d’un ultime déplacement en Sardaigne. Encore lycéenne, elle préfèrera investir son énergie dans la création du réseau de fitness Gilda Max puis, à la naissance de sa fille Bogi et avec une maîtrise en Sciences en poche, prendra la tête du club de tennis de Tengerszem. Ses médailles de judo ? « Si je devais un jour les revendre, ce ne serait pas un problème pour moi ».

Unité. Si la position enclavée de ce territoire d’Europe centrale – qui compte pas moins de sept pays frontaliers ! – et ses dures années de transition post-1989 ont pu occasionner d’humains réflexes de repli sur soi, elles ont à l’inverse aussi débouché sur des parcours d’excellence, académique ou non, dépassant de loin le cadre du sport. Un exemple parmi d’autres ? La reconversion professionnelle du premier champion du monde et seul champion olympique à ce jour du judo hongrois, le -95kg Antal Kovács – également l’un des rares -100kg de la planète à avoir battu Kosei Inoue par ippon au cours des années de quasi-invincibilité du Japonais, entre 1999 et 2003. Docteur en Economie, il cumule plusieurs postes à responsabilités à la Centrale nucléaire de Paks, au Comité national olympique et à la Fédération de judo. Autre symbole de cette ouverture : c’est sur le sol hongrois que la Fédération internationale de judo a ouvert, début 2016, son centre d’entraînement de Dunavarsány. Destiné avant tout aux combattants issus de nations ne disposant pas des ressources ou des compétences nécessaires pour mener à bien leur carrière de haut niveau, le complexe tout équipé est chapeauté notamment par Florian Velici, expérimenté entraîneur naguère du Roumain naturalisé allemand Daniel Lascau (champion du monde 1991 des -78kg) et de l’Allemand Michael Jurack (3e des JO 2004 en -100kg). En échange d’une participation des fédérations nationales aux frais d’inscription et de transport pour les compétitions internationales, l’hébergement, la nourriture et l’entraînement sont couverts par l’IJF. « C’est une ambiance hyper studieuse car nous sommes à 40 minutes de Budapest, avec deux à trois entrainements par jour dès 6 h 30 du matin et un à deux entraînements par semaine en commun avec l’équipe de Hongrie », détaille Szandra Szögedi, qui fut une assidue des lieux dans la dernière ligne droite de la course à la qualification olympique et qui aura vu passer, pour quelques jours voire pour de plus longs séjours, des sélections nationales venues de Corée du Nord, de Moldavie ou de Bulgarie. Première à poser le pied dans le Centre début 2016 – Florian Velici était alors son entraîneur national à l’Île Maurice -, la -52kg Christianne Legentil y aura bâti les étapes-clés de sa qualification pour les Jeux de Rio, elle qui revenait tout juste d’une opération des croisés et qui, surtout, avait en 2012 battu à Londres et à la surprise générale (elle était encore junior) la Kosovare Kelmendi. « C’est une opportunité extraordinaire que nous donne là l’IJF. C’est dur car il y a l’éloignement familial, mais à la fin le jeu en vaut la chandelle » souligne celle qui termina à nouveau 7e des Jeux à Rio. La Vénézuélienne Elvismar Rodríguez, n°1 mondiale des -70kg au printemps 2017, la Portoricaine María Pérez, vice championne du monde de la catégorie le 1er septembre à Budapest, ou le Palestinien Simon Yakoub, qui tint la dragée haute au premier tour des -66kg au champion olympique Fabio Basile, figurent parmi les nombreuses individualités à avoir converti leur isolement national en opportunité via ce centre. « Il y a environ une quarantaine de résidents à Dunavarsány, complète Nicolas Messner, le directeur Médias de l’IJF. Juste avant les championnats du monde, 160 athlètes sont venus s’y préparer, ce qui a obligé à trouver des logements à l’extérieur. » À défaut d’une unité nationale de façade, la Hongrie du judo rassemble et rapproche d’autres nations sur son sol. Ce n’est pas le moindre de ses paradoxes. Anthony Diao

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