Le développement durable du judoka

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Penser développement à long terme de l’athlète (DLTA) c’est penser long, loin, sain et solide. Penser qualité, pertinence et globalité. Penser DLTA, c’est penser aujourd’hui plutôt que panser demain.

Depuis leur instauration en 2009, à chaque fois que se profilent les championnats du monde cadets, un même dilemme journalistique et éthique. Faut-il médiatiser ce rendez-vous dans les mêmes proportions qu’au niveau senior et, ce faisant, cautionner l’évènement ? En dézoomant l’épreuve, son bruit, ses dossards et ses straps « comme les grands », cela reste des mômes de quinze ans, tout juste sortis du collège. Sont-ils à même émotionnellement de bien gérer ce virage et cette exposition ? L’étions-nous nous-mêmes au même âge ? Performer implique des raccourcis. « Maximiser l’efficience » selon la formule d’un ami, à un âge où il est plutôt souhaitable de privilégier la diversification et le perfectionnement technique. Il y a là un carrefour pour l’égo, aussi. Lorsqu’elle est publique voire spectaculaire au point d’être tik-tokisée, la défaite peut démolir durablement et la victoire flatter précocement un narcissisme qu’il faudra ensuite garder à l’œil.

« Il faut un village pour élever un enfant », dit le bon sens populaire. Un village, et du temps. Tel le Boléro de Ravel, le projet de développement à long terme des athlètes est une petite musique qui part de loin, monte doucement en volume et a pour destin d’emplir à terme la totalité de la pièce. Il y est question de tranches d’âge, de fréquences d’entraînement et de contenu de séances. D’une approche exigeante certes, mais respectueuse de l’intégrité morale et physique du pratiquant au point de lui donner envie de continuer toute sa vie.  Qu’est-ce à dire ? Une définition particulièrement éclairante a été donnée le 6 septembre 2023 à Paris. Le cadre paraît inattendu mais le cheminement est cohérent. Ce mercredi-là, l’ancien champion d’Europe et médaillé mondial Patrick Roux est auditionné à l’Assemblée nationale française. Âgé de soixante-et-un ans, le septième dan est l’auteur d’un essai remarqué sur les violences dans le judo. Son Revers de la médaille a été publié au printemps 2023 aux éditions Dunod, avec la collaboration de la psychologue Karine Repérant – et celle, plus discrète mais pour être tout à fait transparent, de l’auteur de ces lignes. Trois décennies durant, Patrick Roux fut un entraîneur respecté des équipes de France, de Grande-Bretagne puis de Russie. Il est revenu à Paris au moment du Covid-19 et est désormais missionné sur le partage et l’optimisation de l’expérience au sein du pôle Formation de l’Institut national du sport, de l’expertise et de la performance (INSEP). À cet instant de sa prise de parole, le technicien clôture quatre heures d’échanges dans le cadre de la Commission parlementaire de lutte contre les violences dans le sport. Et c’est justement ici que tout se tient.

1/5 – Baliser un parcours de formation étape par étape

Arrive le moment des derniers mots. Plutôt que de désespérer au sortir de cette demi-journée de confessions souvent révoltantes, Patrick Roux choisit soudain de changer de focale. En levant la tête du guidon, le pédagogue ne fait pas le choix de regarder ailleurs – attitude qu’il reproche précisément à tant de figures d’autorité du monde sportif, en particulier sur le sujet des violences pour lequel il vient à cet instant de longuement témoigner.

S’il regarde ailleurs, ce n’est en aucun cas pour fuir une réalité. S’il regarde ailleurs, c’est pour en observer une autre. Nourrie d’un large éventail de sensibilités et d’horizons, affermie au fil des cycles du temps, sa pratique itinérante lui a donné une conscience aiguë des limites d’un système lorsque celui-ci fonctionne en certitudes et en vase clos. Dojo après dojo, le disciple du regretté Émile Mazaudier s’est forgé une conviction :  il n’y a pas de honte à ne pas vouloir rester prisonnier d’œillères dogmatiques. Chacun de ses mots est mûri par les observations et les années, un champ-contrechamp sans cesse répété d’intuitions et de recoupements. Extraits : « Dans la loi sur le Sport, il y a ce qu’on appelle le Projet de performance fédérale. Mais ce que je ne vois pas dans [cette loi], c’est l’exigence d’un outil comme l’ont créé les Canadiens dans les années quatre-vingt, quatre-vingt-dix, c’est-à-dire le Long Term Athlete Development. C’est un outil qui balise un parcours de formation étape par étape des jeunes athlètes, depuis le club jusqu’au très haut niveau, et ensuite la suite du parcours sportif si on veut en faire encore. Il ne s’agit pas du tout de formater ou de dire qu‘à chaque âge on doit faire comme ça, etc. Il s’agit de donner des recommandations d’usage. Et ces recommandations sont souvent étayées par des connaissances en physiologie, en psycho-pédagogie [etc.] »

Puis d’enchaîner : « On sait par exemple que mettre trop de pression à un gamin avant le pic pubertaire, ça ne sert à rien, ça va entraîner le burn-out et tout un tas de choses […]. Ensuite il faut exiger des fédérations que, à moyen et long terme, tous les entraîneurs passent par ces formations, de manière à ce que, en amont, du moment où on a besoin de changer ou de renouveler un entraîneur dans une structure, on ait un personnel qui ait déjà été formé. Parce que sinon, qu’est-ce qu’il se passe ? Les jeunes entraîneurs quand ils arrivent, ils sont plein de motivation, ils ont envie de très bien faire et ils font un copié-collé des techniques qu’ils ont eues quand ils étaient à très haut niveau. Parce qu’ils ont l’impression que c’est [cela] qu’il faut faire. Et là on se crée [tout seuls] plein de problèmes… Dans cette perspective, il y a un enjeu immense, c’est de travailler sur nos croyances. »

Et de préciser : « Dans les pays anglo-saxons, les pays émergents comme l’Australie, la Nouvelle-Zélande, tous ces pays qui sont en train de nous tailler des croupières aux Jeux olympiques désormais, ce n’est plus du tout la même vision. On considère que l’athlète robot, c’est pas ça. Nous, ce qu’il nous faut, [ce sont] des athlètes qui aient des facultés d’adaptation et de créativité. La question de l’entraîneur moderne, avec l’appui des sciences du sport, c’est : comment on crée un environnement favorable pour faire émerger ce type d’athlète ? Et là il faut interpeller les théories cognitives comportementales. C’est ce champ-là qu’il faut aller chercher. Désolé mais en France on est en retard par rapport à beaucoup de pays. Par contre on commence à le voir : […] plein de pays (le Japon, le Canada…) forment déjà les athlètes depuis tout jeunes en essayant d’aborder ces dimensions-là pour créer l’environnement le plus favorisant parce que, vraisemblablement, apprendre, s’engager, rester motivé très longtemps et actif, aussi bien au plan mental, intellectuel que physique, ça se passe mieux dans un environnement où on tient compte de l’équilibre de vie de l’athlète, où on fait en sorte qu’il ait de bonnes sensations, qu’il soit dans un équilibre plutôt que de penser qu’il faut lui donner des petites tapes tous les jours pour qu’il avance… [C’est] un changement de paradigme qui, à mon avis, peut être activé si on passe par un travail dans la loi sur le Sport, qui exige des fédérations de produire un vrai travail sur ce parcours de formation des jeunes athlètes. »

« Ce n’est pas un signe de bonne santé que d’être bien adapté à une société malade » disait l’Indien Jiddu Krishnamurti – cité en 2018 par l’ancien insépien Franck Courtois dans sa « conférence gesticulée » intitulée Le sport n’est pas un jeu d’enfant. Dans un ouvrage précédent (L’Art du judo, éd. inPhobulle, 2014), le même Patrick Roux esquissait déjà une métaphore analogue. Il faisait le parallèle entre l’apprentissage d’un judoka et celui d’un skieur. En sous-texte, les bienfaits d’une approche en apparence contre-intuitive et qui, en réalité, s’en remet à l’intelligence d’opter pour le temps long. « En ski, les entraîneurs, pour former les jeunes skieurs dans les pôles, leur apprennent à faire un détour pour prendre de la vitesse avant d’arriver sur la porte, écrit le technicien. Ce détour est un paradoxe : pour aller le plus vite possible, il ‘vaudrait mieux’, sans doute, aller au plus court, au plus rapide, au plus simple » poursuit-il ensuite dans une parabole qui n’est pas sans rappeler Jean de La Fontaine et sa fable du Lièvre et de la tortue. Le 19 avril 2023, dans un entretien télévisé diffusé par la chaîne thématique SQOOL TV, le même enfonce encore le clou en trois affirmations ciselées : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature. Il faut des étapes bien structurées, et une étape ne doit pas nuire à la suivante. » Si les mômes savaient le nombre d’intellectuels du sport qui phosphorent en amont pour leur permettre d’emprunter les meilleurs chemins de la vie…

2/5 – Aux avant-postes, le Canada

« On devient grand le jour où on commence à battre son père au golf et adulte le jour où on le laisse gagner » dit un mème de source incertaine devenu viral sur les réseaux sociaux. Le développement au long cours des athlètes, donc. À Montréal, cela fait près de deux décennies que le sujet est à l’ordre du jour. Le postulat : que faut-il mettre en place à chaque étape de son développement pour donner à un enfant la meilleure chance de s’engager durablement dans une activité physique bénéfique pour sa santé ? Et, pour ceux qui sortent du lot, les meilleures chances de réussite sportive ? Sur place, l’interlocuteur de référence est l’ancien international polonais Andrzej Sadej. À soixante-cinq ans, celui qui fut quatre fois médaillé européen entre 1981 et 1987 avoue en souriant s’intéresser à cette thématique depuis « grosso modo [ses] débuts dans le judo ». Sa carrière sportive terminée, l’ancien -78 kg a d’abord roulé sa bosse en Allemagne avant d’atterrir en territoire unifolié. Entraîneur de 1991 à 1993 puis head coach de 1993 à 1996, il a également été directeur sportif, une fonction qu’il a cumulée, de 2003 à 2009, avec celle de directeur général. Il est depuis 2014 à la tête de l’équipe paralympique. Et coordonne en parallèle le Programme national de certification des entraîneurs ainsi que le Développement à long terme des athlètes, donc. Un interlocuteur incontournable pour appréhender la réalité de cette nation qui, avant la pandémie, comptait trois-cent-quatre-vingt-dix clubs et vingt-deux mille licenciés.

« Ce qui frappe immédiatement au Canada, c’est la taille du pays, et donc la variété des réalités et des situations, resitue Andrzej Sadej. Ayant grandi en Europe de l’Est à l’époque du Rideau de fer, j’observe aussi qu’en démocratie les choses ne s’imposent pas verticalement. Il est fondamental de respecter la sensibilité et le libre-arbitre des personnes. S’agissant des judokas d’ici, la grande difficulté réside dans le fait de parvenir à exister aux côtés des sports professionnels. La reconnaissance sociale est inversement proportionnelle aux efforts fournis pour se hisser au plus haut niveau. Il faut une grande motivation intérieure pour réussir à faire son trou. »

En 1976, le Canada sort de « ses » Jeux olympiques d’été de Montréal au vingt-septième rang des nations. Trois-cent-quatre-vingt-cinq engagés pour six médailles de bronze, cinq d’argent mais aucune d’or – une triste première pour un pays organisateur. Alors, lorsqu’au début des années deux mille, Vancouver se voit attribuer l’organisation des Jeux olympiques d’hiver 2010, le gouvernement entend cette fois ne pas rentrer bredouille. En France, la séquence rappelle celle de 1960 autour du Président Charles de Gaulle et de son secrétaire d’État aux sports Maurice Herzog, lors du fameux remontage de bretelles administratif et culturel qu’avait vécu le sport français au retour de JO de Rome achevés au vingt-cinquième rang des nations avec trois médailles de bronze, deux d’argent et zéro titre pour deux-cent-trente-sept engagés. Cette fois ce sont soixante-six disciplines soutenues par le ministère des Sports canadien qui se voient invitées à plancher sur le modèle idéal de développement à long terme de leurs propres pratiquants, dans un contexte occidental où l’obésité et l’inactivité gagnent chaque année du terrain. Un vrai changement de cap pour un pays qui, dans les années soixante-dix et quatre-vingts, avait tenté de s’inspirer de ce qui se faisait en URSS et en Allemagne de l‘Est puis, au tournant du millénaire, s’était intéressé de près au modèle australien.

Le schéma de référence comprend sept étapes :

  • Avant huit ans : des débuts actifs ;
  • Entre huit et dix ans : s’amuser grâce au sport ;
  • Entre dix et douze ans : apprendre à s’entraîner ;
  • Entre douze et quatorze puis quatorze et seize ans : s’entraîner à s’entraîner ;
  • Entre seize et dix-huit ans : s’entraîner à la compétition ;
  • Entre dix-huit et vingt-et-un ans puis les années seniors : s’entraîner à gagner ;
  • Au-delà : être actif pour la vie.

Ces sept étapes doivent prendre en compte dix facteurs, auxquels il faut ajouter deux annexes incluses dans le référentiel officiel, permettant aux femmes et aux hommes de procéder à une auto-évaluation de l’état d’avancement de leur puberté. Les dix facteurs :

  • Les aptitudes physiques
  • La spécialisation
  • L’âge
  • La capacité à s’entraîner
  • Le développement intellectuel, émotionnel et moral
  • L’excellence prend du temps
  • Le bon dosage
  • La compétition
  • Les capacités d’intégration et d’alignement avec le système
  • L’amélioration permanente

En judo, Andrzej Sadej sonde quelques cent vingt entraîneurs du pays et de nombreux confrères étrangers de sa génération. En 2005, le fruit de ses observations et préconisations est validé en comité de relecture et réuni dans un document de synthèse intitulé Taking it to the Mat. Autour d’une identification des « bons endroits », des « bons programmes » et des « bonnes personnes », l’objectif de Sports Canada est noble : « Construire une nation saine et en forme pour la vie ». Plus prosaïquement, l’enjeu est aussi la rétention des jeunes pratiquants. Malgré des vagues aujourd’hui estimées à « cinq ou six mille nouveaux inscrits chaque année » sur la tranche d’âge des 8-12 ans, « 80 % des débutants ne dépassent pas le stade de la pré-spécialisation », comme le rappellera en février 2022 Nicolas Brisson – alors directeur des programmes des évènements nationaux de Judo Canada, l’ancien international français anime ce jour-là un webinaire pour présenter les grandes lignes de ce qui constitue déjà la V3 du référentiel de 2005.

Les leviers sont connus mais cela va encore mieux en le (re)disant : proposer des structures et un encadrement de qualité, des cours sécurisés où l’inclusion est un enjeu non négociable, et la confiance et la motivation sont sans cesse encouragées… Mesurer la progression davantage que la performance, être attentif à la croissance et à l’alimentation, apprendre à communiquer avec les médias… Parmi les variables d’ajustement, le découpage par tranches d’âge. Donné à titre indicatif, il offre un repère clair à l’enseignant quant au degré d’investissement demandé à l’enfant à un âge donné. Un plancher d’exigences minimum requises mais, aussi et surtout, un plafond au-delà duquel il est urgent d’attendre un peu avant d’y aventurer l’élève.

« Il ne faut pas négliger la complexité de la progression judo, rappelle Andrzej Sadej. En aviron, en cyclisme féminin, certains sont arrivés au très haut niveau olympique après quelques mois de pratique seulement. En judo c’est impossible car beaucoup de paramètres interagissent. Par ailleurs, quatre-vingt-dix pour cent de nos professeurs sont des volontaires et, si nous regardons chez nos voisins des États-Unis, il apparaît que la quasi-totalité des médaillés aux Jeux olympiques ont une famille qui baigne déjà dans le judo. Être judoka, c’est donc aussi s’inscrire dans une culture. C’est la raison pour laquelle la mise en œuvre de ces préconisations fédérales dépend aussi du bon vouloir des clubs, des provinces et des associations territoriales. Ce cadre posé, nous pouvons ensuite avancer sur les notions de plafonnement, de marge de progression, de freins et de motivation, que celle-ci soit intrinsèque ou extrinsèque. »

Parmi les différentes options proposées lors de la septième et ultime étape du référentiel – Judo pour la vie -, il est symptomatique de se souvenir que, lors des balbutiements du circuit international vétéran, nombre de judokas canadiens se sont distingués. La reprise en main de ce circuit par l’IJF, sa structuration et son ouverture à une concurrence plus variée, ont entraîné proportionnellement un net recul du nombre d’engagés canadiens. Quand le niveau d’ensemble monte, tout le challenge est de parvenir à monter le sien… à condition d’avoir appris à le faire. « La compétition n’est pas tout et c’est là aussi une évolution intéressante, sourit Andrzej Sadej. Il y a là un monde d’écart avec mon enfance en Pologne où, dès le plus jeune âge, seul le résultat compte et où l’élève est préparé à devenir un champion… mais pas forcément à devenir un adulte. »

3/5 – Au Japon, des résultats en trompe-l’œil

La terre-mère de la discipline doit composer depuis plusieurs années avec un paradoxe de taille. À mesure que sa mainmise sur le circuit international devient implacable – neuf titres sur quatorze catégories individuelles aux JO 2021, neuf autres aux championnats du monde juniors en octobre 2023 -, le pays du Soleil levant voit le nombre de ses licenciés décroître à vitesse grand V, passant sur la seule dernière décennie de deux-cent-six-mille à cent-vingt-deux-mille personnes. Sitôt les derniers JO de Tokyo terminés, un comité de réflexion sur l’avenir du judo national est mis en place autour de Kosei Inoue, cœur et âme de deux olympiades marquées comme jamais à l’international par le renouveau total de l’aura nippone. Le docteur Takinori Ishii, vice-président de ce comité, planche alors pendant un an sur la question du développement à long terme des athlètes, aux côtés de son homologue Katsuhiro Koyama de l’université Yamanashi Gakuin. Les deux hommes livrent leurs travaux au début de l’été 2023.

« L’objectif affiché de ce comité est de trouver une parade pour endiguer le sévère déclin du judo japonais, confirme le docteur Ishii. Les médailles olympiques sont une chose. Se souvenir que le judo est plus profond que la compétition en est une autre. » Un vœu qui n’est pas sans rappeler des mots prononcés jadis par le dixième dan Ichiro Abe (1922-2022) : « Avec les Jeux, il n’a plus été question d’autre chose que de sport, de performance. D’abord, tout le monde ne peut pas être champion, ensuite le judo est plus grand que cela. Le judo, c’est l’éducation d’un homme. »

À cet instant de la démarche, les sources d’inspiration sont finalement assez rares. Celles qui existent ont en commun d’être particulièrement élaborées, à l’instar du programme australien FTEM (Foundations Talent Elite and Mastering) ou de ce qui se fait du côté des États-Unis, de la Grande-Bretagne et, forcément, du Canada. « Au Japon, poursuit le docteur Ishii, seul l’athlétisme a, à ma connaissance, travaillé sur un programme de développement à long terme de ses athlètes. Les tranches d’âge que nous avons sélectionnées sont purement indicatives, par exemple. Elles sont au nombre de six et commencent par la période comprise entre la naissance et l’âge de cinq ans, une période qui doit être dédiée à l’éveil et au plaisir simple d’évoluer sur un tatami. L’important est que les professeurs soient sensibilisés à ces données-là. » Le document détaille les étapes conduisant aux habiletés physiques, psychologiques, sociales et cognitives, et cite in extenso ce paragraphe martial tiré du livre Judo, un sport et un art de vivre de Michel Brousse et David Matsumoto : « Le judo enseigne à ceux qui l’étudient les notions de l’éthique, du comment vivre et du sens de l’existence. Avec le judo, ils apprennent à contrôler leurs émotions, leurs désirs et leur excitation. Ils apprennent les valeurs de la patience, du respect, de l’honnêteté et de la discipline. Ceux qui apprennent le judo développent une remarquable éthique de travail ainsi qu’un sens important du savoir-vivre et de l’étiquette. Ils apprennent à dépasser leurs peurs et à faire preuve de courage sous la pression. À travers la compétition et une pratique quotidienne rigoureuse, ils apprennent la justice et l’équité. À travers leurs expériences, ils apprennent la politesse, l’humilité et bien d’autres valeurs qui leur seront utiles pour réussir en société. » Difficile de ne pas être fier d’être judoka après avoir lu cela !

Pour Justin Fumiya Imagawa, responsable des évènements internationaux à la Fédération nippone de judo (AJJF), plusieurs paramètres doivent être gardés à l’esprit à propos de ce qui a, à terme, vocation à s’appeler le « Grand dessein » : « Nous sommes une île en plein déclin démographique et avec un taux d’immigration très faible. La majorité de nos concitoyens ne parle que japonais. Lire et se documenter en langue étrangère est rare, ce qui affecte notre ouverture d’esprit globale. L’autre point de vigilance concerne la baisse globale de pratique du sport à l’école. Les élèves préfèrent se concentrer sur les matières académiques. En vingt ans, nos championnats des lycées sont passés de soixante-dix mille participants sur l’ensemble du pays à dix mille. Il est donc vital que nos enseignants soient en capacité de dispenser un enseignement à la fois cohérent et consistant. » Après avoir longtemps suscité l’admiration planétaire sur sa capacité à sans cesse imaginer un meilleur « comment » faire du judo, le Japon remet donc aujourd’hui l’accent sur le « pourquoi ». Une quête de sens qui va de pair avec l’idée, si chère à Kosei Inoue, de se projeter non pas sur les prochains mois mais bien « sur les cent prochaines années ».

4/5 – Le judo français y songe

La France, deuxième pays du monde en termes de médailles olympiques et mondiales, jouit d’un savoir-faire professoral qui n’est plus à démontrer – lire à ce sujet le récent dossier du bimestriel L’Esprit du judo consacré à ces enseignants français dispersés aux quatre coins du monde. Force est pourtant de constater que le projet reste pour l’heure à l’état de vœu pieu. C’est ce que confirme Frédéric Demontfaucon, le directeur de l’Enseignement de la Fédération française de judo et des disciplines associées (FFJDA) depuis août 2021. Même au plus fort de sa carrière, l’homme qui explique avec douceur aux enfants la dynamique du sutemi en faisant le parallèle avec « les mouvements vers l’arrière du véliplanchiste avec sa voile » n’a jamais perdu de vue les intentions originelles de Jigoro Kano. Aujourd’hui aux manettes, il a bien saisi l’enjeu et les discours gouvernementaux autour du sport santé. Il doit cependant composer avec mille autres urgences fédérales, en ce premier quart de XXIe siècle où l’approche héritée du Bataillon de Joinville et de la culture militaire (« être fort pour être utile ») semble à la recherche d’un second souffle.

« Cela me fait réfléchir sur mon propre parcours, reconnaît l’ancien -90 kg. J’ai commencé à six ans et suis entré à l’INSEP à dix-neuf, sans être passé par les structures fédérales entre les deux. Mon professeur m’avait annoncé que je n’atteindrais mon top que vers l’âge de vingt-sept ou vingt-huit ans, ce qui correspond aux années où je suis effectivement devenu médaillé olympique puis champion du monde. C’est comme si les blessures et tous les contretemps que j’avais pu connaître avant s’étaient inscrits dans ce processus. » Très en phase avec l’idée de pratiquer toute sa vie, « Demontf’ » situe la variable d’ajustement en la capacité du pratiquant à « moduler l’intensité » de ses entraînements. L’approche est pour lui holistique voire multisports, et les leviers se situent autant au niveau de l’encadrement familial que scolaire ou sportif. C’est pourquoi il formule des idées pour mettre de la progressivité dans l’éveil judo et « faire groupe », et reste circonspect face à un enseignement qui tourne « trop » autour du seul Tori. « Pour moi le haut niveau c’est dix ans et la compétition n’est qu’une branche de l’arbre. Valoriser Uke et l’art de la bonne chute renforce la compréhension de l’importance du rôle de partenaire. J’en ai fait maintes fois l’expérience puisque mon spécial étant yoko-tomoe nage, si mon partenaire se réceptionne mal c’est un frein à la progression, la sienne comme la mienne. Le judo c’est un tout. »

Dans d’autres sports en revanche, la mue est déjà en cours, quoi qu’elle s’arrête souvent au stade de la rampe d’accès au haut niveau. L’après reste un no man’s land qu’il appartient visiblement à l’athlète d’explorer seul, à la façon de cette phrase tirée du Petit prince, d’Antoine de Saint-Exupéry : « L’avenir, tu ne vas pas le prédire, tu vas le permettre. »

Ainsi, sur la période d’âge allant de six à dix-neuf ans, la toute puissante Fédération française de football et ses deux millions deux cent vingt mille licenciés propose un Programme éducatif fédéral décliné en six thématiques (culture foot, environnement, engagement citoyen, fair-play, santé, règles du jeu et de l’arbitrage). Objectif avoué ? Décloisonner les connaissances du jeune pratiquant et l’éveiller à des enjeux plus vastes.

En septembre 2023, la Fédération française de tennis (un million cent mille licenciés) a procédé à son aggiornamento. En cause, la difficulté récurrente des joueurs professionnels français à faire leur trou sur le circuit international et à atteindre la fameuse seconde semaine des tournois du Grand Chelem. Un « parcours vers le haut niveau » pour les 5-15 ans puis, pour les profils jugés aptes, un groupe « Haut niveau » pour les 16-21 ans. Gilles Moretton, président de la FFT, détaille cette organisation dans le quotidien Ouest-France du 18 septembre 2023 : « Dès le plus jeune âge, il faut qu’on inculque la responsabilisation auprès des jeunes et des parents, du fait que chacun doit être maître de son projet. L’ambition de devenir n°1 est une ambition personnelle, ça ne peut pas être l’ambition de la Fédération. Mais ça, ça doit se travailler dès le plus jeune âge. »

La tendance concerne donc essentiellement les sports professionnels et/ou collectifs – ou « dits » collectifs, attendu que même les sports dits « individuels » ont souvent besoin de l’émulation de partenaires. Elle conserve ceci de particulier qu’elle regarde davantage le versant compétition, avec force datas, camemberts et graphiques savants. Elle va jusqu’à creuser des notions comme le scanning (comptabiliser le nombre de regards périphériques avant une prise de balle et donc une prise de décision), le bio-branding (adapter l’entraînement des jeunes en fonction de leur évolution physiologique) ou les polymathes (ces experts qui ont su prendre du recul sur leur domaine de spécialité et s’intéresser à d’autres facteurs de la performance pour augmenter leur pertinence).

Concurrence oblige, l’entonnoir qui mène à la performance oblige très tôt les encadrants à faire le distingo entre « avoir du potentiel » et « être un potentiel ». Ainsi, lors d’un séminaire sur la détection au sein des fédérations organisé en mai 2023 à l’INSEP de Vincennes, Sébastien Ratel, enseignant-chercheur en physiologie de l’exercice musculaire chez l’enfant à l’université de Clermont-Ferrand, situe le passage de l’un à l’autre en « la capacité de traduire une capacité prometteuse en compétences, en résultats et en performances ». Pour ce faire, un certain nombre de cases incontournables sont à cocher : développer les habiletés motrices et perceptivo-cognitives, éviter la spécialisation hâtive, adapter la charge de travail à l’âge biologique et au sexe, planifier correctement le calendrier des compétitions, etc. Nous sommes ici à des années-lumière de la devise hédoniste et gauloise du neurologue Boris Cyrulnik dans son essai au titre-manifeste J’aime le sport de petit niveau : « Le rugby, c’est une heure et demie de match, trois heures de restaurant et une semaine de vantardise. »

5/5 – Ailleurs, déjà des pistes

« Il n’y a pas d’évènement plus bouleversant dans une vie que la naissance à soi-même », disait l’écrivain Charles Juliet. Cette approche holistique prend parfois des formes inattendues, parfois empiriques, parfois très réglementées. Ainsi, lors d’un reportage à Cuba au lendemain des JO de Londres, avions-nous eu la surprise de voir débarquer sur le tatami du centre d’entraînement de Cerro Pelado la -57 kg Yurisleidis Lupetey, taulière de la catégorie depuis une décennie mais qui venait d’officialiser sa retraite. À la question « que fais-tu en judogi à trottiner au bord du tapis, deux mois après avoir fait tes adieux ? », la championne du monde 2001 et médaillée olympique 2004 avait alors évoqué une directive gouvernementale appelée desentranamiento. Selon cette directive, nous expliqua-t-elle alors, « un athlète en fin de carrière a l’obligation de maintenir une assiduité à l’entraînement pendant une durée pouvant aller jusqu’à une saison supplémentaire, tout en baissant progressivement l’intensité des séances. » L’objectif ? Permettre à l’organisme de désapprendre peu à peu le rythme échevelé du haut niveau et favoriser ainsi un retour en douceur à la vie « normale ». Des considérations pas si anodines au regard des spécificités d’une discipline comme le judo, liées notamment à la gestion des descentes au poids – comment oublier le décès en mars 1996, dans la dernière ligne droite qualificative pour les JO d’Atlanta, de l’espoir coréen Chung Se-hun ? Sommé de perdre dans un sauna les derniers de ses huit kilos en trop pour concourir en -65 kg, son cœur ne résista pas. Il avait vingt-deux ans. « Chung Se-hun n’ira pas en Amérique, écrivit à l’époque Pascal Ceaux dans le quotidien français Le Monde. Il n’ira plus nulle part. Ne fera plus peur à personne. Il est mort. »

Toujours à Cuba, le défunt entraîneur de l’équipe féminine Ronaldo Veitía (1947-2022) avait pour habitude de se réserver le vendredi soir pour aller enseigner auprès d’enfants dans son petit club de quartier. Le but ? Ne pas perdre le lien avec la base et rendre concret le rêve olympique pour ces mômes. La même chose nous fut donnée à observer en Slovénie. Au Judo Klub Sankaku de Celje, l’entraîneur Marjan Fabjan demande à ses athlètes, qu’ils soient internationaux ou simple partenaires d’entraînement, d’aller arbitrer et tenir la table en chaussettes le week-end lors de petits interclubs locaux, « histoire que mes athlètes ne perdent pas le lien avec la réalité, et que les enfants s’inspirent à leur contact. » Ralentir délibérément le rythme pour cultiver l’émulation ainsi qu’une attention nouvelle aux autres : la pédagogie ne s’arrête jamais.

Confronté à des réalités sociales et culturelles très différentes, le judo sud-africain tente lui aussi de s’inscrire dans une démarche LTAD, ainsi que le rappelait en 2022 une très dense contribution de Petrus Louis Nolte et Charl J. Roux, deux universitaires d’Édimbourg et de Johannesburg, parue dans le n°2 de The Arts and Sciences of judo, le journal interdisciplinaire de la Fédération internationale. En Australie, le référentiel cité par la Fédération japonaise de judo (vf. supra) s’intitule FTEM pour Foundations, Talent, Elite and Mastery. Chaque étape du parcours de vie d’un sportif s’inscrit dans l’une de ces quatre cases. Il est intéressant de noter qu’aucune tranche d’âge n’est cette fois indiquée. Et que la Suisse s’est également dotée depuis 2016 d’un programme articulé autour du même acronyme, mais à destination de l’élite cette fois.

En Grande-Bretagne, un programme intitulé Long Term Player Development existe également « depuis une quinzaine d’année » précise Nigel Donohue, directeur de la performance chez British Judo. Il a été élaboré par le docteur Lisa Allan, actuelle directrice générale de la Fédération internationale. Le programme comprend six tranches d’âge à partir de six ans, avec une distinction claire entre les féminines et les masculins à partir de l’âge de neuf ans. Ce modèle fait lui aussi apparaître tout ce qui se joue à l’adolescence, et l’importance d’avoir un encadrement formé à la nuance et à la complexité du facteur humain.

Il y a d’ailleurs beaucoup à dire sur la façon dont la discipline est incarnée par la personne qui la transmet. Il faut lire à cet égard la très riche troisième partie du Revers de nos médailles de Patrick Roux (préc.), et notamment les pages qu’il consacre à Ezio Gamba. De 2013 à 2021, l’Italien fut son manager au sein de l’équipe nationale russe de judo. C’est peu de dire que le Français est ressorti grandi de ces années à son contact. « Respect des personnes », « calme », « tête froide », « sérénité », « cohérence », « planification », « programmation », le tout « afin de construire quelque chose de solide à partir de relations saines. » « Il veille en permanence à ce que chacun trouve sa place, joue son rôle et respecte celui des autres, mais aussi [il] protège constamment son environnement de travail en installant une sorte de parapluie entre l’équipe et la gouvernance ou la sphère politico-médiatique. » Le même Ezio Gamba qui, ces dernières années, a explicitement demandé à ses entraîneurs de ne pas tout miser sur les résultats internationaux de leurs cadets et leurs juniors – catégories d’âge où les résultats des judokas russes étaient régulièrement intimidants. Si l’objectif est de performer au niveau olympique, l’athlète doit prendre le temps de cultiver la manière avant le résultat. Et donc accepter de retarder de quelques années l’âge du pic de ses performances, puisqu’il n’en connaîtra peut-être pas un second dans sa carrière. Une forme de développement à long terme de l’athlète, en somme.

Tout doit-il pour autant s’inscrire dans un schéma « l’enseignant décide, l’athlète exécute » ? La réalité est plus nuancée. C’est ce que prône par exemple Claude Fauquet, ancien DTN de la natation française et ancien directeur adjoint de l’INSEP. Dans la revue française After Foot de mai 2023, « le coach des coaches » (surnommé ainsi en raison de ses réflexions souvent très éclairantes sur les méthodes et enjeux  de l’entraînement et de la performance) se fend par exemple de cette analyse transversale : « Dans le sport, dans l’éducation, dans la politique, il y aurait l’autorité qui décide et les autres qui font. Il y aurait des sachants et les autres, qui mettent en œuvre ce que les sachants disent de faire. L’autorité ne se comprend que de manière verticale. Or, quand les joueurs baignent dans un environnement où ils ne sont que les exécutants, ils finissent par n’être que des exécutants. Jusqu’à ‘exécuter’ leurs entraîneurs : ‘Tu me dis ce que je dois faire et puisque ce que je dois faire ne fonctionne pas, tu en es responsable. On va donc se débrouiller pour que tu ne sois plus là.’ Ce sont les joueurs qui créent les conditions du changement de conception. Comment crée-t-on les conditions pour qu’ils deviennent acteurs et responsables de leur jeu ? C’est là que les entraîneurs sont essentiels. Ils sont porteurs d’une culture du jeu conçu comme un accompagnement des athlètes dans leur capacité à résoudre eux-mêmes leurs problèmes. Comme le théâtre ou la poésie, le sport est une forme humaine de créativité. C’est un vrai travail à mettre en œuvre pour créer les conditions dans lesquelles les responsabilités se jouent, s’expriment, dans un monde où on a plutôt tendance à faire l’inverse. » À moins… À moins que tout ne soit finalement bien plus simple. Dans des notes à ce jour inédites d’un entretien pour un article publié en mai 2021 sur le présent blogue (Le judo transpacifique de Yoshihiro Uchida et Hiroshi Nakamura), Hiroshi Nakamura, le plus japonais des judokas canadiens, nous confirma ainsi des observations déjà disséminées sur d’autres supports, à savoir les ingrédients nécessaires à l’obtention d’une médaille : « Il faut l’amour du judo, un soutien familial, savoir jusqu’où le premier professeur a enseigné les bases et définir jusqu’où l’athlète veut se rendre. À cela il convient d’ajouter du travail, du talent et, dans deux ou trois pour cent des cas, de la chance ou une intervention divine. » Pour convertir l’ensemble au développement à long terme, il ne manque en définitive que la constance du jardinier, la fiabilité des outils et la confiance dans le cycle des saisons. En un mot comme en cent : il n’y a plus qu’à laisser du temps au temps.  – Anthony Diao.

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